Je reviens en permanence sur un certain nombre d’auteurs, que j’ai coutume de qualifier irrévérencieusement de « pantoufles » personnelles, des œuvres de littérature populaire qui me sont confort, souvenir et jubilation toujours renouvelée (au même titre que certaines de mes relectures de bédé : les Spirou, Gaston, Gil Jourdan ou Tif et Tondu, en particulier). Outre les Maigret et les Fantômette, par exemple, s’inscrivent dans cette catégorie de relecture des polars américains classiques, à savoir la série des Nero Wolfe (« L’homme aux orchidées ») par Rex Stout. Pourtant, comme l’écrivait Jacques Baudou : « De tous les grands auteurs américains révélés dans les années 30 — John Dickson Carr, Ellery Queen, Dashiell Hammett, Cornell Woolrich, Erle Stanley Gardner —, Rex Stout est sans conteste aujourd’hui le plus méconnu, le grand oublié... » Mais qu’importe, pour moi il demeure le plus grand, tout court. Cela parce que je lis Rex Stout depuis tout môme, car mon grand-père paternel les achetait dans leur traduction de chez Fayard. Rangés sur l’étagère au-dessus du canapé de l’entrée dans notre maison de St-Brévin (eh tiens, cette maison qui figure en photo sur le bandeau ci-dessus), ces petits romans constituèrent mon plaisir principal au sein de ma découverte des polars ainsi alignés — il y avait aussi des Erle Stanley Gardner, des A. A. Fair (oui je sais que c’est le même auteur), différents « Un mystère », des OSS 117 (beurk), des Saint et des Baron (bof)… mais ce sont vraiment ces Homme aux orchidées qui saisirent le plus fortement mon imaginaire. Je les lus et relus, et je les relis encore, mais désormais en V.O.
Lorsque je me suis attelé à la création de la collection « Bibliothèque rouge », tout de suite il me sembla évident qu’au-delà de Holmes, Lupin et Poirot, nous allions traiter de Nero Wolfe — et de manière surprenante, lors de notre toute première rencontre Xavier Mauméjean s’avéra également de cet avis, spontanément. Le projet mis du temps à se mettre en route, mais j’y tenais — tout en sachant que la vente ne serait pas formidable, vu le peu de notoriété du personnage. C’est pourquoi d’ailleurs je lui adjoignis New York comme sujet secondaire, peut-être plus attractif. Bon, la vente ne fut pas si catastrophique que cela, en définitive, c’est heureux (quoi qu’il en reste encore). La rédaction pourtant n’en fut pas « que » simple : pour des raisons de disponibilités personnelles, ce ne fut finalement pas une rédaction à deux comme pour Holmes et Poirot, mais Xavier me confia d’amples notes, ainsi que l’ami Baudou. J’invitai aussi quelques autres collaborateurs, du coup, et le volume n’est sans doute pas le mieux « lissé », le plus homogène de mes travaux. Et tiens, pour situer le sujet, citons un bout de l’intro :
Ces quarante années d’investigation criminelle représentent tout à la fois le meilleur du roman policier, les qualités de l’ancien monde alliées à celles du nouveau (Nero et Archie), et puis, aussi, un superbe portrait de la plus verticale, singulière et imposante des villes de l’Amérique du Nord : New York. Car écrire sur Nero Wolfe, c’est (aussi) écrire sur New York.
Publié en 1934, le premier récit d’une enquête de Nero Wolfe (Fer-de-Lance) ouvrit une longue série de textes policiers, qui firent la renommée de l’agent littéraire signant cette œuvre : Rex Stout (1886-1975). À travers ces soixante-seize textes, longs ou courts (soixante-quatorze étant consacrés à Nero Wolfe et Archie Goodwin, deux à l’inspecteur Cramer uniquement), ce que nous nommerons ici le Corpus, nous nous sommes efforcés de retracer la vie de cet homme d’exception, détective de génie, horticulteur passionné et gourmet maniaque, ainsi bien entendu que celle de son fidèle assistant et narrateur, le toujours fringuant Archie Goodwin.
J’ai dit que je devais cet amour policier à mon grand-père, Daniel Ruaud. Il est ainsi des lectures que j’associe de manière étroite à ma famille — Gaston Lagaffe par exemple, et toute l’œuvre de Franquin, me semblent presque appartenir à mon intimité. Je possède encore un Gaston à l’italienne avec son prix d’origine, 4 francs 50, inscrit au crayon gris sur la page de titre, qu’acheta ce même grand-père à la librairie de madame Robin, rue Rabelais à Chinon… Quoi de plus naturel, alors, que de me rendre à New York pour la première fois, en voyage de repérage pour « mon » Nero Wolfe, en compagnie de mon oncle Jean ? Grand connaissance de la métropole américaine et photographe talentueux, il mitrailla à ma demande bien des lieux, contribuant ainsi de manière marquante à une iconographie du volume particulièrement riche. Ah, ce voyage. Sept jours de marche intense dans les rues new-yorkaises, et l’émotion de me rendre sur la 35e rue ouest, bon sang ! De très grands souvenirs, j’avais l’impression d’enfin marcher sur les pas d’Archie…
Je ne suis retourné à New York qu’une seule autre fois, mais je ne cesse de revenir chez Rex Stout et chez Nero Stout, que cela soit par le biais des excellents pastiches que s’est remis à publier Robert Goldsborough ou, naturellement, dans les romans d’origine, que je parviens encore à considérer d’un œil « frais » (merci ma mauvaise mémoire ?), redécouvrant tel ou tel aspect d’une œuvre à la fois historiquement passionnante et littérairement réjouissante.
« De tous les grands auteurs américains révélés dans les années 30 — John Dickson Carr, Ellery Queen, Dashiell Hammett, Cornell Woolrich, Erle Stanley Gardner —, Rex Stout est sans conteste aujourd’hui le plus méconnu, le grand oublié… »
Ce qui est intéressant, c’est que dans les pays anglo-saxons en revanche Stout est beaucoup plus populaire que certains des auteurs qui lui volent la vedette chez nous. Les Nero Wolfe sont faciles à trouver en VO et font partie de la culture policière de base aux States, alors que John Dickson Carr, Erle Stanley Gardner et surtout Ellery Queen ne sont plus guère connus que des spécialistes… Nouvel exemple du fossé entre notre perception de la littérature criminelle anglo-saxonne et la réalité.