En ce moment, je relis les « Jérôme K. Jérôme Bloche » d’Alain Dodier (chez Dupuis). Enfin, je relis… ou je lis tout court, car j’avais accumulé un certain nombre d’albums sans les lire, oups. C’est toujours aussi bon.
Année symbole s’il en fut : 1984 ! Mais le Grand Frère prophétisé par George Orwell ne s’est pas encore tout à fait concrétisé : tandis que le patriarche François Mitterrand règne sans partage sur la République française, cette année verra les pouvoirs de Matignon passer du socialiste Pierre Mauroy au chauve Laurent Fabius. La firme américaine Apple lance ses ordinateurs Macintosh en janvier, inaugurant une révolution de l’informatique domestique. Truman Capote et Henri Michaux s’éteignent, de même que trois grandes figures du septième art : l’homme de la forêt, Johnny Weissmüller, le réalisateur français François Truffaut, et l’Américain Sam Peckinpah. Au sein de la Police Judiciaire parisienne, un certain Jean-Baptiste Adamsberg n’est encore que simple inspecteur, et du côté du quartier de Belleville — très exactement au 78 de la Folie-Regnault —, le fougueux Benjamin Malaussène, qui vient de quitter son emploi dans un grand magasin, est devenu directeur littéraire aux éditions du Talion.
Différents faits divers vont secouer la France en cette année 1984 : le pays se soulève ici et là en de vastes manifestations, certaines inspirées par des revendications sociales (celle des routiers), d’autres par des mouvements réactionnaires (les défilés des défenseurs de l’éducation catholique). Le 17 février, une petite vieille de Belleville se met à tirer sur tout ce qui bouge — la presse va la surnommer la « fée carabine ». Bien plus tard, le 16 octobre, débutera la terrible affaire Villemin, avec la découverte dans la Vologne du corps d’un enfant de quatre ans, Grégory. Entre-temps, quelque part durant l’hiver, un drame va terrifier l’Opéra de Paris : un homme s’effondre, victime d’une fléchette empoissonnée. En deux mois, pas moins de quinze victimes déjà sont tombées, sans que la police parvienne à identifier le fou criminel qui fait pleuvoir des dards fatals.
Un jeune homme de tout juste 20 ans, Jérôme K. Jérôme Bloche, va croiser la route du tueur : ce sera sa deuxième affaire, sa première en tant que professionnel.
« 20 ans ! J’avais 20 ans et je ne laisserai personne dire que c’est le plus bel âge de la vie ; D’une part parce que 19 ans c’était pas mal non plus… D’autre part, à cause de, et en conséquence du fait que quoi qu’on fasse ou qu’on puisse en dire, le monde est inflexible et dangereux ! Tout en effet menace un jeune homme de ce bel âge : la perte de la famille, l’entrée parmi les « grandes personnes », les amours, les amis, les idées, la violence qui accompagne le tout, et le même tout qui est réduit à la médiocre échelle d’une petite inquiétude privée ! » Le ton est donné : celui d’un jeune homme qui, sous ses dehors perpétuellement ébahis et naïfs, recèle des trésors d’ingéniosité et de tranquille impertinence. Orphelin, Jérôme a vite appris à être indépendant, et même à cultiver celle-ci jusqu’à l’excentricité : « J’avais pendant très longtemps recherché un modèle de héros auquel je pourrais m’identifier… Je n’en avais trouvé aucun… Je me désespérais… Et puis un jour, l’éclair ! L’éblouissement ! Ma longue quête était enfin terminée !! J’avais trouvé… simplement en jetant un coup d’œil au miroir de ma salle de bain… C’est ainsi que je devins mon héros préféré ! »
Lorsque l’on fait sa connaissance, Jérôme habite au dernier étage d’un immeuble du 39 rue des Orteaux, dans le 20ème arrondissement, dans un petit appartement sous les toits. Passionné par les activités policières depuis tout petit — enfant, il choisissait toujours la voiture de police sur le manège du parc tenu par Monsieur Josine — il a collé une affiche de Bogart au-dessus de son lit et collectionne les enregistrements de sirènes de police du monde entier. Pour gagner sa vie, il traduit des romans policiers, tout en rêvant vaguement à en écrire un lui-même. Mais tout cela n’est que littérature, et ce dont Jérôme a réellement envie, c’est de devenir policier — pas un flic, non, mais un « privé », comme Philip Marlowe et Nestor Burma qu’il admire. Seulement voilà, comment devient-on détective ? Lire des romans policiers ne suffit pas : Jérôme s’est inscrit aux cours par correspondance du professeur Maison. Vous avez bien lu : des cours de détective privé par correspondance. Ou plutôt, pour reprendre l’intitulé du papier à en-tête du professeur : « criminologie, criminalistique, investigation ». Pas sérieux, pensez-vous ? Que nenni, le professeur Maison connaît bien son sujet et avec un sujet aussi motivé que Jérôme, il va forger un véritable émule. Ce qui nous ramène à cet hiver 1984 où, une nuit, Jérôme va se lancer sur la piste de la dernière épreuves conçue par son professeur… Une épreuve qui se terminera par la mort de ce pauvre Maison, seizième victime de l’Ombre qui tue, l’assassin aux fléchettes empoisonnées. Avec mission pour Jérôme, son meilleur élève, d’identifier le tueur — au sein des vingt-quatre autres élèves du cours de détective par correspondance.
Cette enquête ne fera pas seulement de Jérôme « Un homme nouveau… un homme de 21 ans ! », elle fera surtout de lui un véritable détective privé. Elle fera aussi de sa petite amie, Babette, une fille heureuse : Jérôme aura enfin osé l’embrasser !
De son nom complet Élisabeth Kalouguine, Babette est une hôtesse de l’air : si Jérôme choisissait toujours, au manège de leur enfance, la voiture de police, pour sa part elle optait pour l’avion. C’est par elle que Jérôme peut constituer sa collection de sirènes de police du monde entier, qu’elle lui rapporte fidèlement selon ses voyages. Née en 1963, donc âgée d’un an de plus que Jérôme, c’est Babette qui de plus en plus, au cours des années, procurera à l’étourdi détective quelque ancrage, un peu de pragmatisme — c’est elle, par exemple qui, ayant le permis, conduit leur deux chevaux, Capucine.
Dans nos évocations biographiques de jeunes détectives, il est souvent problématique de dire comment leur biographe les a rencontré. Dans le cas de Bloche, c’est bien simple : Alain Dodier et Jérôme ont des racines communes, à Dunkerque où vit toujours le bédéaste. Eh oui, si les enquêtes de Jérôme ont souvent un caractère très parisien qui évoquerait volontiers des atmosphères à la Maigret, Burma, Bourrel ou Adamsberg, le jeune privé fut élevé à Dunkerque. Sa grand-mère Karou y vit toujours, en compagnie de sa tante Marthe et de son oncle, Sébastien Bloche. Ce dernier, conseiller municipal à Bergues, est une sommité locale, un entrepreneur à la poigne de fer, à la tête de la société Bloche-Export (quai de la Citadelle, Dunkerque). À la Noël 1985, Jérôme aura l’occasion de mener une première enquête sur son entourage familial.
Dunkerquois né en 1955, Alain Dodier va apprendre la drôle de profession du jeune Bloche — tout se sait dans ces petites villes de province — et se mettre à suivre sa carrière, tout d’abord avec l’appui de deux scénaristes de bande dessinée assez renommés, Serge Le Tendre et Pierre Makyo puis, rapidement, tout seul.
Orphelin, avons-nous dit : Jérôme a été élevé à Dunkerque par son oncle et sa tante, et sa grand-mère, dans la maison familiale. Il est né de « père inconnu » et sa mère, Marie Bloche, est morte lorsqu’il avait à peine un an. Par un étrange retournement de situation, c’est une enquête menée sur lui-même par un autre détective, l’Anglais Mr. Poke du 29 Barker Street, que Jérôme va en apprendre plus sur ses origines. Et ce qu’il apprendra ne sera pas pour lui plaire : « Il y a une mère, entre mon père et moi ! … Et une mer aussi ! Pour tout vous dire, je préférerais un océan. » Son père ? Un citoyen anglais, John Harrington, qui étudiant dans les années 1950 dans un collège de Londres devint ami avec un français, Roland Flavigne. D’un serment stupide, le « jeu de trois », naîtra un conflit amoureux dont la jeune Marie Bloche sera la victime et Jérôme le résultat. Marie Bloche qui mourra un an après la naissance de son fils, dans un accident de voiture… accident, ou suicide, en fait ? Après avoir refusé la somme d’argent proposée par John Harrington, qui arguait d’une trop grande différence de milieu, Marie Bloche n’étant que femme de chambre.
Ses racines britanniques s’étant révélées tristement traîtres, Jérôme se constituera sa propre famille, non pas celle dont l’on hérite mais celle que l’on choisit : avec son déménagement dans un autre appartement, cette fois sous les toits de Montmartre, au 39 rue Francœur dans le 18ème, le jeune détective va se créer tout un entourage attachant, une nouvelle intimité. Mme Rose tout d’abord, sa concierge. Mme Zelda, la voyante d’en face, Carole de son prénom. Et l’épicier arabe du quartier, Burhan Seif el Din. À ce jour, Dodier continue à chroniquer les principales enquêtes de Jérôme (et de Babette !), qui s’il n’est plus aussi jeune a su bien vieillir et garder l’essentiel de son innocence — certains diraient, de sa maladresse, aussi. Le rythme de réalisation des albums de la série « Jérôme K. Jérôme Bloche » fait que nous n’en sommes encore que dans la trentaine de ce détective pas comme les autres, qui conserve de Maigret la tranquille gravité et d’Adamsberg l’émotivité peu cérébrale.