En 1946, une autrice finlandaise de langue suédoise publie un roman pour la jeunesse, Kometjakten (Une comète au pays de Moumine) qui pose tranquillement les bases d’un univers complètement original. Née le 9 août 1914 à Helsinski, Tove Jansson est issue d’une famille d’artistes: son père était sculpteur, sa mère peintre. Élevée, avec son jeune frère Lars (qu’elle surnommait « Lasse »), dans une atmosphère à la fois bourgeoise et bohème, dans la culture et l’art, elle décide tout naturellement de suivre des études graphiques. Et comme elle se sent également attirée par la prose, elle se tourne vers la réalisation de romans illustrés pour la jeunesse, qui était déjà le domaine d’expression de sa mère. Son premier dessin politique étant publié à 15 ans, Tove Jansson intègre peu de temps après une école d’art de Stockholm, avant de rentrer à l’âge de 19 ans dans une école d’art d’Helsinski, puis d’aller se promener et se former de par l’Europe. En 1938, elle prend des cours aux Beaux-Arts de Paris, avant de regagner son pays natal. Poursuivant en 1940 sa collaboration avec le journal humoristique Garm, elle invente une sorte de petit troll (figure mythologique commune en Finlande) pour accompagner sa signature. C’est le mélange de cet étrange petit animal ressemblant un peu à un hippopotame et des souvenirs de l’autrice dans la bohème familiale au bord de la mer, qui va donner naissance au Pays de Moumine et à ses excentriques habitants.
Le premier livre situé dans cette vallée heureuse ayant séduit un large public, Tove Jansson donne deux ans plus tard une suite à sa création, sous la forme d’un recueil de nouvelles: Trollkarlens hatt (Moumine le troll), suivi d’un deuxième en 1950, Muminspappans memoarer (Les Mémoires de Papa Moumine). En seulement trois volumes, cette série acquiert une notoriété suffisante pour qu’un éditeur anglais s’y intéresse, qui les traduit en 1950 (la France ne découvrira hélas cette étonnante création qu’avec trente ans de retard, avec des traductions chez Nathan).
L’univers de Tove Jansson est subtilement poétique et mélancolique, avec sous sa veine burlesque une satire du comportement humain: Sniff le petit animal vélléitaire et pingre, les Émules incarnant tout ce que l’humanité comprend de collectionneurs obsessionnels et d’érudits aux idées fixes, les Fillyjonks comme autant de vieilles filles névrosées, chaque peuplade des vallées nordiques proches de celles des Moumine trace son propre chemin en complet égoïsme. Dans cette comédie humaine, la famille Moumine (en anglais, Moomin) propose un havre de tranquillité petite-bourgeoise, de bonhommie un peu artiste et d’hospitalité généreuse. Papa Moumine (en chapeau haut-de-forme) se remémore ses aventures de jeunesse dans d’interminables mémoires, tout en échafaudant de temps à autre quelques plans peu pragmatiques. Maman Moumine (en tablier et avec un sac à main) vaque aux tâches quotidiennes avec un aplomb imperturbable, accueillant de distraits « Yes dear » les idées saugrenues de son époux. Quant au petit Moumine lui-même, c’est un enfant sensible et rêveur, un peu balourd, souvent naïf.
Outre trois livres illustrés, Tove Jansson produira en tout huit romans sur la famille Moumine — l’avant-dernier, Papa Moumine et la mer, voyant le trio quitter sa vallée chérie sur une idée du père, pour aller vivre sur une île isolée, dans un phare. Ainsi déplacés, confrontés à la rudesse du réel, chacun se voit contraint d’affronter ses peurs: échec des ambitions du père, sentiment de vacuité de la mère, solitude du petit… D’une tonalité étonnamment adulte et nostalgique, dépressive par endroits, cette oeuvre clôt pour ainsi dire le cycle, avec le passage des Moumines à l’âge adulte. Un huitième roman, encore non traduit en France, Moominvalley in November (1971), voit six personnages différents secouer leur dépression ou leur routine afin de regagner la vallée des Moumine, dont ils se remémorent (ou dont ils imaginent) la chaleureuse tendresse. Las: en ce mois de novembre froid et pluvieux, la famille Moumine a déserté son foyer, ayant déménagé pour son phare lointain. En attendant leur hypothétique retour, les six personnages organisent une petite communauté, une presque famille, en tâchant de définir un rôle pour chacun. Dans le souvenir des Moumine, les six errants trouvent une forme de paix, se réconcilient avec eux-mêmes et avec les autres — et repartent, rassérénés, juste au moment où, loin sur l’océan, le bateau des Moumine s’approche, la famille étant de retour pour hiverner dans la vallée.
Entre-temps, cependant, Tove Jansson avait été fort active sur le plan graphique: en effet, un syndicat de presse londonien la contacte vers 1950 en vue de la réalisation d’un comic strip sur ses personnages fétiches. Ayant déjà fait une première incursion de ce type dans la bande dessinée (Mumintrollet och jordens undergang, pour un quotidien suédo-finlandais, Ny Tid), Tove Jansson accepte et, en 1953, Moomin débute dans les pages du London Evening News.
Le public visé étant plus adulte que celui de ses romans illustrés, Tove Jansson a un peu modifié son approche de l’univers Moumine : tout d’abord orphelin, Moumine y est non plus un enfant mais un pré-adulte — souvent inquiet, parfois jaloux, parfois colérique. La satire se fait plus grinçante dans le comic strip que dans les romans, avec un rôle important de l’humour. Malaisée dans le format « trois cases par jour », la contemplation et la poésie sont tout d’abord fort peu présents, mais seront petit à petit réintroduits au cours des années. Ce qui prolifère, en revanche, ce sont des personnages plus excentriques et égoïstes que jamais, des situations burlesques et des leçons de vie douce-amères. Vite éreintée par un rythme de production qui convient peu à sa nature rêveuse, Tove Jansson se fait d’abord seconder par son frère Lars, avant de lui abandonner le strip durant ses deux dernières années (l’aventure anglaise s’interrompant en 1961). C’est le même Lars Jansson qui supervisera la production, au Japon, de plusieurs saisons et de plusieurs téléfilms animés sur Moumine, d’une fidélité remarquable à l’œuvre d’origine (deux coffrets DVD sont déjà parus en France, chez Déclic Images).
De même que pour les romans, le succès international est rapidement au rendez-vous: le strip Moomin est traduit dans 40 pays [pas en France à l’époque, mais depuis la parution de cet article, les BD sont parues en album français chez Petit Lézard]. En Finlande, bien entendu, le succès prend l’ampleur d’un phénomène de société, dépassant largement la renommée que peuvent avoir Tintin ou Astérix sur nos terres francophones. Aujourd’hui encore, il suffit d’entrer dans n’importe quel magasin en Finlande pour tomber sur un merchandising pléthorique. Décédée en 2001, Tove Jansson jouit toujours dans son pays d’une célébrité exceptionnelle, qui va de la production de nouvelles BD à l’émission de timbres, en passant par les biscuits en forme de Moumine.
Introuvable en langue autre que finnoise jusqu’alors, les strips ont fait l’objet du début d’une somptueuse édition intégrale chez l’éditeur canadien Drawn & Quaterly. Paru fin 2006, le premier tome de Moomin, the Complete Tove Jansson Comic Strip, s’inscrit bien entendu dans l’actuelle vogue de publication de strips anciens, mais le format choisi est vertical, sous l’aspect d’un album cartonné au dos toilé, dont les pages sont imprimées impeccablement sur un fort papier ivoire. D’aspect assez luxueux, cet objet n’est pas seulement un régal pour l’amateur de beau livre, puisqu’il permet enfin de (re) découvrir l’art graphique de Tove Jansson dans sa forme séquentielle.
Quelle culture Tove Jansson avait-elle, en 1950, quant à la BD en général et aux comic strips en particulier ? Ses options semblent indiquer qu’elle a essentiellement réinventer la forme pour son propre usage, n’hésitant pas à user d’éléments de l’intrigue transformés en motif pour séparer deux cases, traçant des phylactères grêles, découpant le cadre pour telle ou telle pièce du décor. Bien que de dessin comique (bien que relevant du dessin d’humour?), Moomin ne fonctionne pas comme les strips de gag à la Peanuts, les strips regroupés se lisent (se lisant) essentiellement comme un seul récit, réparti en trois ou quatre cases collées en une seule bande: l’espace inter-iconique n’existe chez Tove Jansson que dans le cadre de l’album, d’un strip à l’autre, quasiment jamais d’une image (case ?) à l’autre.
On court, on trépigne, on sursaute, les ronchons ronchonnent, les rêveurs rêvassent, les arpagons entassent. En 95 pages à l’encre bien noire et au papier bien crémeux, la magie de petits trolls nordiques commencent à se déployer. Enfin exhumée, cette bande dessinée va rejoindre le panthéon du funny intellectuel, quelque part aux côtés de Krazy Kat, de Pogo, de Barnaby ou de M le magicien. Que du bonheur.