Rédigées durant ces fêtes, 5 petites vignettes d’atmosphère sur des personnages secondaires de l’univers de Bodichiev (voir tome 1, tome 2, tome 3), je vais les poster une par jour.
BOADICÉE
Dans la nuit noire, la neige était bleue au clair de lune. Boadicée poussa, amusée, la neige amoncelée dans l’entrée de chez monsieur Bodichiev. Elle se sentait les pieds gelés, de sa marche depuis chez elle, en ce petit matin, mais ne regrettait rien : cette ville transformée, fantomatique… Le cœur léger, elle s’exclama « Wahou trop bien ! » en voyant l’effet des flocons illuminés par les projecteurs de la grue de l’entreprise d’à côté. Il s’agissait d’une société de transport par dirigeable, la Имперская компания навигации (Société Impériale de Navigation), qui abritait là une partie de sa flotte et réparait les immenses engins. La neige tombait encore, en gros flocons à la chute nonchalante.
Utilisant la clef qu’il lui avait confiée, Boadicée se glissa dans la petite maison silencieuse et froide, alluma la lampe de l’entrée, puis celles du salon. Monsieur Bodichiev se trouvait en voyage, une affaire qui l’appelait sur le continent, à Bruxelles. Tapant ses mains l’une contre l’autre, Boadicée passa à la cuisine : d’abord une tasse de thé. Le jour se levait, qui coula dans la pièce quand Boadicée releva les volets.
Nous avions passé le solstice d’hiver, l’espoir naissait donc que le jour s’allonge un peu, que l’on sorte enfin de cette période où dès trois heures la lumière se faisait moins nette, où derrière le rose qui baignait tout, qui enflammait les tuiles, sourdait déjà la nuit. En ce petit matin, sur la neige le premier éclat blanc virait lentement au bleu, comme si en hiver le nocturne se levait non pas de l’horizon, mais sourdait dès la première heure des éléments proches, du dessus des toits, des stalactites de gel au bord des gouttières, du crêpage neigeux des arrêtes.
Dehors, l’air glacé avait soudain perdu son immobilité, puisque soufflait par moment un vent brutal, sa gifle sifflant sur la façade, faisant vibrer la longue chaîne qui pendeloquait de la grue. Retranchée derrière la fenêtre de la cuisine, à l’angle de la maison, goûtant la chaleur illusoire des murs blancs, Boadicée s’étonnait presque de l’épais silence de cette matinée. Avec pour seul murmure celui de la chaudière, haletante, cliquetante, mais rien au dehors, juste le vent, la géométrie figée des toits et des façades, les claquements secs du drapeau en haut de la grue. Unique signe de vie : la fumée qui s’échappait d’une cheminée, saisie une instant par la lumière, dans l’échancrure de la place. Le regard opaque de la cabine de grue contemplait tout cela sans broncher, les croisillons de son long nez pointés vers le sud. Grondement du vent puis tout redevint silencieux. La ville semblait absente.
Comme cela la changeait de chez son père, le bruit et l’agitation familiale en continu, son petit frère et son chiot, les couleurs, la musique antillaise à la radio, tandis que chez son patron elle trouvait le calme, les livres, une ascèse de vieux célibataire londonien. Seul élément vaguement familier, ici : les masques africains, que l’oncle de monsieur Bodichiev avait collectionnés.
Se penchant un peu, la jeune fille tenta de distinguer le canal, au bout du jardin, mais en vain, même sans feuillage l’embrouillamini de la haie camouflait l’éclat de l’eau. Elle frissonna un peu, aspira une gorgée de thé. Que devait-elle faire aujourd’hui ? Il restait du repassage, puis monsieur Bodichiev lui avait demandé de trier la vaisselle hors des cartons, de ne garder que les pièces dont il avait l’habitude et de remiser celles de ses héritages proprement dans les deux buffets.
Une ombre passa, qui lui fit relever les yeux vers l’encadrement de la fenêtre : glissant devant le soleil, un dirigeable arrivait à la Société Impériale de Navigation.
Allez, se dit Boadicée en se secouant, au boulot.