Tableaux Tuileries (5)
Laissant derrière nous les immenses verrières du Grand Palais, nous empruntons le pont Alexandre III (parlons un peu de mégalomanie!) afin d’aller nous perdre du côté des Invalides (et encore une forte dose de sublime parisien) pour déjeuner. Serrés sous la véranda d’un typique bistrot, il est temps de goûter une quintessence de Lutèce: de haute & élégantes façades, les flèches du soleil entre les feuilles vertes & or des grands arbres, un steak généreux avec de véritables frites.
Retraversant la Seine, nous flânons une fois de plus dans le Jardin des Tuileries avant de reprendre notre non moins habituelle ligne 1. Direction: Père Lachaise. Car que serait un bon tourisme urbain sans un cimetière, n’est-ce pas?
Et quel cimetière… Toujours en vertu de la théorie du sublime contre le beau, je doute que Londres présente un seul cimetière où repose autant de célébrités. La surpopulation du Père Lachaise en rend cependant fort hasardeuse une exploration systématique. Plutôt que de chercher un plan, nous errons sans but — n’effectuant nos trouvailles qu’au petit bonheur. Une tombe discrète semble être celle du cristalier René Lalique — comme l’indique la petite vierge en verre qui est son seul ornement. Charles Nodier, qui se souvient de lui? Tiens, voici Ingres.
Ici les humains viennent dormir de leur dernier sommeil, mais pas en n’importe quel pyjama. La colline n’est plus qu’une avalanche de pierres grisâtres, de gisants bancals, d’épitaphes illisibles, de cénotaphes kitschs & de pyramides sans Égypte ni pharaon… S’y glissent de nombreux félins, qui s’en sont fait un royaume. Mauvaises herbes, fleurs fanées, tombes fendues, portes rouillées, nous serpentons comme au sein d’un alphabet inconnu, magnifié par les couleurs de l’automne.
Quelques dames autour d’une pierre: ah, sacrée Simone, fichu Yves!
Pas encore mortes, trois grosses & vieilles bonnes femmes sur un banc, tout en haut de la colline, échangent vues sociales & verdicts politiques.
D’un côté Paris joue la grande symphonie (grandiose panorama qui, partant des flammes du feuillage, dégringole jusqu’au lointain bleuté), de l’autre une cité dans la cité, silencieuse — l’enclos des urnes funéraires.
Si sur les pentes, les tombeaux s’entassent dans un fouillis rappelant celui des immeubles parisiens & les maisons des faubourgs, le crématorium ressemble plutôt à un « grand ensemble ». En sages rangées s’alignent les petites cases, simples plaques, un HLM des morts où voisinent le peintre (Czelewski) & le clown (Zavatta). Le tout avec l’air vaguement inquiétant d’une cité totalitaire — dominée comme elle est par les triples flèches des deux cheminées (curieusement ouvragées, on les croirait piquées à un bateau à aube du Mississipi) & du clocher de la chapelle.
Escaliers, pavés disjoints, feuilles mortes & clochetons: nous redescendons. Mais arrivés devant le grand plan (très incomplet, d’ailleurs), il nous vient l’envie d’effectuer quelques pélerinage: si nous trouvions la tombe de Caillebotte, & celle de Seurat, & celle de Merleau-Ponty? Las: le labyrinthe aura raison de nos recherches, impossible de dénicher une tombe précise avec si peu d’indications, nous repartirons bredouilles & après le cimetière rentrerons par un long boulevard obscur — ah, Paris aurait bien des leçons à recevoir de Lyon, lorsqu’il s’agit d’éclairage public!