Impressions londoniennes, encore
L’archéologie n’a jamais présenté beaucoup d’intérêt pour moi — non pas que je trouve négligeable cette discipline, mais je ne suis pas très porté sur l’étude de l’histoire ancienne, et ne me suis donc jamais intéressé que passablement aux recherches archéologiques. De toute évidence, ce domaine passionne encore moins Olivier que moi-même ; et pourtant : il fallait nécessairement que je lui fasse découvrir le British Museum. Parce qu’au-delà même de son poids historique & de son importance culturelle, ce musée a une telle présence, son architecture est à ce point imposante, qu’on ne saurait l’ignorer.
C’est aux rénovations orchestrées par Sir Norman Foster que l’on doit un formidable renforcement de cette grandeur architecturale : la grande cour du British Museum est un lieu d’un beauté aussi grandiose qu’enthousiasmante. Qu’il s’agisse de la porte géante du musée, par laquelle on émerge dans la grande cour, de la coupole en treillis qui illumine le tout, ou bien entendu de l’incroyable tour centrale… Une tour qui est en fait la bibliothèque, la « Reading Room » ! Restaurée dans toute sa gloire de 1857, la Reading Room est un lieu dont la seule vue me coupe chaque fois le souffle. Cette immense rotonde couverte de livres jusqu’à une hauteur étonnante, le dôme majestueux qui la surplombe…
Nous parcourons des yeux les rayonnages encadrant l’entrée, qui forment une sorte d’exposition représentative à la fois des collections de la bibliothèque, et de la littérature anglaise. Et de se dire qu’ont travaillés ici tant de grands hommes — et tant de grands penseurs révolutionnaires ! Car c’est bien Londres, ça : accueillir en son sein impérial tout ce qu’une époque peut connaître de théoriciens de gauche… Nous nous sommes fait un plaisir durant ce séjour de suivre les traces de pas mal de grands penseurs de gauche : Marx bien sûr, que l’on semble croiser à chaque coin de rue, mais aussi Morris, Orwell ou Lénine, par exemple.
Exaltés par ce pèlerinage, nous décidons de rester déjeuner sur place. Puis une visite de la librairie du musée nous occupe un bon moment.
L’étape suivante (& dernière) de notre orgie-musée est la National Gallery. Je me souviens vaguement m’y être déjà rendu une fois, en compagnie de deux copains, mais de fait l’entrée dans ce immense vestibule à l’affreux marbre vert ne m’évoque aucun souvenir précis. Tout juste si je me souviens que les salles qui nous intéressent doivent se trouver sur la droite ; et c’est bien le cas.
Combien de salles ? Quatre, cinq ? Vastes, éclairées de manière égale, des planchers sombres. Un périmètre assez réduit le reste ne nous intéresse pas, Madame de Pompadour entr’aperçue dans une salle voisine, et tout cet art académique, brr, pas notre tasse de thé… mais qu’importe le nombre des salles : leur richesse s’avère… inouïe !
Si riche en fait que je n’évoquerai ici que trois coups de cœur… et « la » révélation.
Nous entrons dans une salle, et presque en face de la porte, là, sur le mur en face deux tableaux nous appellent immédiatement, éclatant de couleurs froides — blanc, bleu, deux vues de lac côte à côte. Le « Lake Keitele » de Gallen-Kallela (1905), et « A Costal Scene » de Theo Van Rysselberghe (1892). Un Finlandais & un Belge, voilà qui est rafraîchissant, et qui donne une petite idée de l’excellence des collections de la National Gallery. Je n’aime guère d’habitude le pointillisme, mais « A Costal Scene » me séduit pourtant tout de suite. Quant au Gallen-Kallela… Une merveille ! Je suis tout excité de voir pour la première fois, en vrai, un Gallen-Kallela : cela faisait depuis si longtemps que mon copain Patrick Marcel me parlait de ce grand artiste finlandais — bien entendu parfaitement méconnu en dehors de chez lui…
Autre découverte plaisante, quoique plus mineure : « The Avenue, Sydenham », un Camille Pissaro de 1871, à l’époque où il habitait dans la banlieue de Londres, tout près du Crystal Palace (qu’il a également peint). J’ai généralement tendance à trouver les Pissaro un peu « ternes », du moins en comparaison des Monet ou des Sisley, par exemple. Et celui-ci ne fait guère exception : une avenue automnale, sol de terre battue, tons beiges/roux. Mais un détail fait tout le piquant de ce tableau. Un détail que je n’avais absolument pas vu au premier regard, et Olivier non plus. C’est le petit panneau explicatif qui me révèle l’anecdote : une femme a disparu du tableau. On la distingue pourtant encore, marchant sur le trottoir à l’avant-plan — couverte imparfaitement par les retouches effectuées par le peintre. Je regarde mieux, m’éloigne de quelques pas, me rapproche… Soudain ! Elle est là, oui ! Je ne vois plus que cette femme-fantôme, translucide mais pourtant bien présente. Impression d’étrangeté : comme si cette femme avait été subtilement effacée par un changement de l’histoire officielle. J’imagine vaguement un scénario fantastique, une manipulation temporelle qui aurait gommé jusqu’à l’existence de cette personne… Il n’existe plus qu’une trace fantomatique de son existence…
Autre salle, Olivier bloque sa respiration, se tourne vers moi l’air excité : Monet ! Il n’y a rien moins que sept Monet dans cette salle ! Incroyable, bouleversante richesse. Et les Anglais respectent le Maître, eux ; pas question d’accrochage hâtif dans un couloir comme à Orsay : les sept Monet trônent en place majeure, parfaitement visibles, parfaitement mis en valeur. Le chemin aux iris, une « Houses of Parliament » de 1902, une des dix-sept « Waterlily Pond »… Et bien sûr un « Pont japonais »… Je me sens intimidé, je ne contemple les Monet que de côté : trop c’est trop, je me sens submergé. M’asseyant derrière Olivier sur le large banc en fil de fer, je sens mes yeux s’emplirent de larmes.
Nous demeurons longtemps dans cette salle.
Plus tard, alors que le soir tombe déjà & qu’une pluie persistante noie un Trafalgar Square déjà sévèrement endommagé par les travaux en cours, nous entrons dans un pub sur le côté de St-Martin-in-the-Fields. Une alcôve en bois sera notre refuge, aux allures presque monastique : la fenêtre en est un grand panneau de bois éclairé ici & là par des vitraux. Ambiance propice au recueillement, Olivier sort de son sac papier & stylo afin de se mettre à rédiger une longue lettre. Tandis qu’il s’applique à ses travaux de calligraphie, je me plonge pour ma part dans la lecture d’un bel ouvrage sur James McNeil Whistler, acheté à la librairie du British Museum. Puis, ayant lu in extenso la biographie de l’artiste avec des yeux que piquait la fatigue, je m’étire, cherche une position plus confortable sur le banc en bois, niche finalement ma tête au creux de mes bras croisés sur la table — un petit somme. Moi, roupiller dans un bar ? Tss, Olivier, que me fais-tu faire ? Lorsque je relève la tête, mon jeune ami se penche toujours sur sa lettre. La lumière du crépuscule transforme l’alcôve en arrangement feutré à la Whistler, je m’attendris sur la pose intellectuelle d’Olivier, tente de le prendre en photo.