Le « camp des Romains », ce nom m’aura durablement fait rêver. Autrefois, mes parents avaient une maison de campagne de l’autre côté de la Vienne par rapport à Chinon, dans un étroit vallon dominé par des forêts. Et si vous montiez la rude pente du côté droit, tout en haut, avant de tourner vers le bourg de Cinais, débutait là un chemin forestier au bout duquel s’ouvrait soudain un endroit magique, hors du temps : le camp des Romains.
Après le bois, le ciel se dégageait sur un paysage de rochers blancs et de sol sableux, dessinant le vaste cercle d’un plateau cerné par les arbres. De larges avenues entre pierre et herbe sillonnaient ces lieux, de chaque côté desquelles s’étendaient des plages rugueuses, des éboulis crayeux, de souples pelouses, des jungles basses d’ajoncs et de bruyères, quelques mares dans les encoignures rocheuses, le tout ponctué des silhouettes tordues d’arbustes et de buissons. L’on pouvait pénétrer en dehors des avenues, par d’étroits sentiers, à peine des pistes, tracés par les troupeaux de chèvres qui venaient se nourrir là. Chaque pas se devaient d’être calculé, pour ne pas s’enfoncer dans la tourbe humide, ne pas se tordre les chevilles sur la caillasse, ne pas se faire griffer par les ronces… On aurait dit que le marteau d’un géant avait concassé ce terrain, révélant les os brisés de la terre. Et des géants il y en a, en Touraine, c’est bien connu : d’ailleurs, n’est-ce pas ici que Gargantua fit enterrer les morts de la guerre picrocholine ? Ignorant ce macabre détail, étant môme, je ressentais pourtant bien le mystère de ce plateau singulier, où le rose-mauve des bruyères frémissait en mousse piquante, où après un chemin secret entre les troncs de jeunes frênes, en évitant la piqûre des houx, l’on pouvait parvenir jusqu’à un jardin creux où l’herbe formait un tapis si épais au-dessus d’un point d’eau que l’été, quand toute humidité avait disparu, c’était comme un doux matelas végétal. Et la vie aquatique, les dytiques, les têtards, les grenouilles et les tritons, tous l’univers sans pitié des larves, trouble, ténue. Les notonectes ramant sur l’eau et les libellules planant au-dessus. Le chèvrefeuille tissait des cabanes vertes et odorantes, de jeunes arbres poussaient téméraires leurs troncs souples, érables, châtaigniers, pins, bouleaux, les tiges sombres du nerprun balançaient leurs baies, digitales, orchidées et réséda apportaient des touches fleuries au sein des nervures blanches du calcaire…
J’y suis retourné, ce week-end. La végétation s’y presse en rangs toujours aussi divers mais le temps ayant passé et les chèvres ayant déserté les parages, désormais le camp des Romains est une impénétrable énigme — littéralement impénétrable, tout a poussé, en un épais chaos végétal, que seuls lapins et cochons doivent encore parcourir. Nous sommes restés sur l’avenue, cueillant un peu de bruyère pour refaire les bouquets maternels, c’est étrange, d’ordinaire lorsque l’on retrouve les lieux d’une enfance ceux-ci semblent avoir rétréci, alors qu’ici, tout a grandi, le paysage s’est élevé, et les cheminements dans lesquels je pouvais me faufiler étant ado sont désormais clos à mon âge adulte.
J’aime.