#2977

Rédigées durant ces fêtes, 5 petites vignettes d’atmosphère sur des personnages secondaires de l’univers de Bodichiev (voir tome 1, tome 2, tome 3), je vais les poster une par jour.

MRS CHERRYTAIL

Pour Mrs Cherrytail, il devait s’agir d’un jour comme un autre, fut-il le premier lundi de la nouvelle année. Elle avait passé les fêtes chez sa sœur, sur la côte, près de Bornemouth, mais était heureuse de retrouver l’activité de London.

Olivia Cherrytail ne s’en laissait pas conter : ayant derrière elle une longue carrière de chef d’atelier aux usines Ingersol, une fameuse entreprise d’horlogerie, pour autant la singulière profession de détective privé ne lui était pas du tout inconnue. Dans sa jeunesse, Mrs Cherrytail avait déjà été secrétaire dans une agence, pour le jeune monsieur Jordan, qui hélas avait été victime d’un accident d’automobile. Lorsqu’elle avait vu l’annonce passée par monsieur Bodichiev, il lui avait semblé que le destin lui faisait un signe, juste après la faillite d’Ingersol.

Habitant dans la banlieue sud, Mrs Cherrytail qui ne conduisait pas — la mort de son premier patron l’ayant marquée — effectuait pas mal d’heures chaque jour dans les transports en commun, mais elle ne s’en plaignait pas, elle lisait, ou bien elle regardait autour d’elle. Elle appréciait particulièrement de parvenir à se placer à l’étage d’un autobus à impériale, de préférence à l’avant, pour considérer les rues de plus haut, mais ce matin la buée sur la vitre brouillait le décor de la ville et la nuit encore brumeuse ne laissait discerner que de fugitifs éclats de lumière.

Elle venait juste d’arriver au bureau de l’agence Bodichiev, sur Threadneedle, et accrochait son manteau à la patère, lorsque l’interphone sonna : les ouvriers étaient à l’heure. Ils montèrent et Mrs Cherrytail les fit passer dans le bureau de son patron : un peu avant Noël, un attentat avait soufflé la fenêtre, qu’il fallait remplacer. Tout de suite, les ouvriers s’attelèrent à arracher les planches clouées provisoirement sur l’ouverture. Un froid glacial régnait d’ailleurs dans les locaux, Mrs Cherrytail ralluma les radiateurs et, comme ils bronchaient et toussotaient, elle attendit que les ouvriers redescendent chercher des matériaux pour elle-même passer au local technique, sous l’escalier au rez-de-chaussée : la chaudière était réglée trop bas, elle la remonta — sans doute quelque locataire radin.

Les ouvriers encombrant l’ascenseur, elle remonta par les escaliers puis, passant dans l’alcôve à droite de la porte du bureau, alluma la bouilloire en prévision de la première théière de la journée.

Le téléphone sonna : monsieur Bodichiev la prévenait qu’il ne passerait qu’en fin de journée. Elle lui rappela la présence des ouvriers, ah fort bien, ça tombait donc bien, il espérait que d’ici ce soir son bureau soit à nouveau fréquentable. Viatcheslav rentrait ce matin, « Je m’en souviens monsieur », bien entendu.

Une pile de journaux attendait encore, que Mrs Cherrytail s’affaira à archiver : les coupures concernant la dernière affaire de l’agence, celle du forcené de Noël, allant dans le classeur ad hoc, tandis que les autres faits divers trouvaient leur place dans les fichiers — monsieur Bodichiev pour être un spécialiste de l’informatique demeurait fort vieux jeu en cela, il aimait avoir des références sur papier, en plus de ses recherches en ligne.

L’adjoint de l’agence, Viat Koulikov, arriva en même temps que le facteur des colis. « Posez ça là », indiqua Mrs Cherrytail en désignant la table dans l’entrée. Elle signa le bordereau, tout en répondant aux vœux de bonne année du jeune monsieur Koulikov.

« Et vous allez… ? » demanda-t-il avec une légère grimace, en désignant le colis qui venait d’arriver.

« Bien entendu », fit Mrs Cherrytail en haussant les épaules. Il s‘agissait d’une de ses tâches, après tout, et cela ne l’impressionnait plus depuis longtemps. D’ailleurs, il était rare qu’ils explosent.

Ouvrant la trappe vitrée que monsieur Bodichiev avait conçue à cette fin, elle y déposa le colis et, ayant refermé, manipula les leviers qui permettaient d’ouvrir un paquet derrière la protection du blindage. La ficelle tomba, puis le papier s’écarta, révélant un emballage rouge et or. Cependant, Viat lisait le mot que l’on y avait joint : « Oh, cela provient simplement de monsieur de Grunwald, le ministre des Affaires étrangères. » Sans mot dire, Mrs Cherrytail découpait l’emballage : à force de manipulations délicates, elle parvint à dégager le paquet et à l’ouvrir. Des petits paquets sombres roulèrent dans le compartiment blindé.

« Des chocolats, bien sûr, déclara Viat avec un sourire ravi.

— Peut-être empoisonnés, rétorqua la secrétaire, sévère.

— Oh, tout de même…

— J’ai des consignes très strictes, la prudence avant tout, monsieur Koulikov. Et puis, supposons que… » ajouta-t-elle, songeuse.

« Oui ?

— Supposons qu’il s’agisse bien de chocolats, vous savez ce qu’en pense mademoiselle Boadicée : monsieur Bodichiev souffre déjà d’un embonpoint amplement suffisant, il n’est pas raisonnable de l’exposer à de telles tentations.

— Oh, sûrement ! » tenta de protester le pauvre Viat, mais déjà la secrétaire avait appuyé sur le bouton fatidique : des flammes jaillirent, la vitre s’opacifia, le paquet allait être incinéré.

« Prudence ! » redit Mrs Cherrytail, avec un sourire en coin.

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *