#2389

Non mais marre, quoi, marre de cette chape de la pensée officielle, du mépris pesant des institutions culturelles, de l’élitisme rassi et conformiste qui pèse sur les lettres françaises et qui, au passage, tue la librairie… Parce que faut pas rêver, hein? Cette dictature de ce qu’il m’amuse de surnommer la « littérature chiante » fait fuir les lecteurs, et après les libraires pleurent que les gens ne leur achètent plus de livres, mais bon sang, vendez donc des littératures de l’imaginaire, vous en verrez, des clients que vous n’avez jamais vu, que vous ne vouliez pas voir! Et si la Quinzaine littéraire est moribonde, par exemple, peut-être est-ce parce qu’elle ne s’adresse pas à grand-monde, du haut de ses préjugés? Il y a là une sorte de « lutte des classes » littéraire. D’un côté ce qui est admis, étudié, reconnu, de l’autre ce qu’il serait de mauvais ton de considérer. C’est terrible, cet aveuglement. Comme ce responsable culturel rhône-alpin qui, lors du petit déj « Indés » à la Villa Gillet était tout content de voir plein de libraires « jeunes » et qu’il ne connaissait pas — eh, mais n’est-ce pas dramatique que vous ne les connaissiez pas, ces libraires qui sont tous plus ou moins des militants des littératures de genre? C’est-à-dire : des militants du livre. Comment avez-vous fait pour ne pas les rencontrer avant? Cela ne dit-il pas quelque chose sur un enfermement dans un seul aspect de la vie des lettres? Une vie des lettres qui se trouve là, pas seulement dans la énième publication sur Rousseau ou sur Racine, pitié, foutez-nous un peu la paix avec vos « vieilles fesses », il n’y a pas que ces statues respectables, la littérature est bien vivante et elle passe aussi par les genres… qui n’ont rien de « mauvais » par nature. Des mauvais auteurs, il y en a partout, dans tous les domaines. Alors non, parler des littératures de genre et des imaginaires, ça n’est pas sale, il y a de très grandes œuvres, de très grands auteurs, et si la Quinzaine littéraire et tous les autres levaient le nez de leur conception rhumatisante et empesée de la littérature, regardaient le monde sans les œillières de la bien-pensance, ils se rendraient soudain compte qu’une nouvelle culture, immense, vivace, existe et traverse plusieurs générations, cette culture que l’on dit « geek », nouvelle manière d’encore nous inventer de méprisante barrières. Et Richard Matheson ce n’est pas un « auteur de science-fiction » qui vient de mourir, non, c’est un écrivain, point. Un grand écrivain.

#2387

Il y a quelques années, un éditeur pour lequel je faisais des fiches de lecture m’a fait lire The Crow Road de Iain Banks, un de ses romans « maintream ». Dire que j’ai aimé ce roman serait un euphémisme — en fait, je l’ai tant adoré que j’en ai ralenti ma lecture, afin de le faire durer le plus longtemps possible. Je me souviens de délicieuses matinées, installé à la table de la cuisine, devant la fenêtre, à lire The Crow Road, complètement immergé dans la vie des McHoan, une famille écossaise aisée du petit village de Gallanach. Une famille avec une tradition d’excentricité. Si de père en fils la famille connaît ce que Margot, vieille dame indigne et pilier familial, nomme le « pivot », c’est-à-dire l’homme qui dirige la famille ainsi que l’usine de verre locale, les autres enfants McHoan se trouvent tous des vocations plutôt intellectuelles et originales: l’oncle Rory est devenu travel-writer suite au succès de son journal de voyage en Inde, du temps des hippies; son frère Kenneth est devenu écrivain pour la jeunesse, en rédigeant les multiples contes qu’il inventait pour les enfants de la famille et du voisinage (qu’en ancien instit il aimait amuser et occuper); l’oncle Hamish a mis au point une hérésie chrétienne basée sur de fumeux concepts de balance et rétribution des péchés; quant au jeune Lewis, il devient comédien, humoriste, passe dans des salles pour son one man show.

Prentice en revanche ne sait pas trop ce qu’il veut faire de sa vie: narrateur-pivot de l’intrigue de The Crow Road, il est étudiant en lettres classiques mais va rater son année universitaire par manque de motivation. Revenu dans son village natal pour les funérailles de la matriarche Margot, qui vient de se tuer en passant à travers la verrière du solarium, parce qu’elle était monté sur une échelle afin de nettoyer les goutières, Prentice ne parle plus à son père depuis une brouille sur des questions d’éthique (Kenneth est un athée forcené, tandis que Prentice voulait tout simplement la liberté de douter). Il retrouve en revanche sa belle cousine Verity (sur laquelle il craque depuis des années), l’oncle par alliance Fergus Urvill, seigneur du château de Lochgair, sa copine d’enfance Ashely Watts et son frère Dean, plus toute la ribambelle d’oncles et de tantes… « It was the day my grandmother exploded », commence le roman: l’ambiance est posée, mi-chronique sociale mi-humour noir, dans une sorte de Six Feet Under ou d’Anif Kureshi écossais. L’explosion en question étant celle du peacemaker de la grand-mère, qui détonne lors de l’incinération.

Si le récit de Pretince se fait en « je », il n’est pas le seul, puisque s’accumulent les chapitres (courts) qui mènent le lecteur dans une mosaïque d’époques différentes, mettant en scène soit grand-mère Margot dans ses derniers temps, soit Margot mariée avec son époux, soit les enfants de Margot (Kenneth et Rory) dans leur jeunesse, ou Kenneth et Rory dans leur maturité (Kenneth racontant des trucs amusants et éducatifs aux enfants, Rory de retour d’Indes), ou encore Lewis et Prentice enfants. Et, plus étranges, quelques chapitres rédigés en italiques, mettant en scène l’oncle Fergus Urvill et son entourage, avec Rory.

Et loin d’embrouiller le lecteur, cette conception non-linéaire de l’histoire, une marche du temps considérée non pas comme un fil mais comme des relations complexes de cause à effet (à la manière dont on construirait une étude littéraire non pas de la manière biographiste mais thématique), brosse avec un dynamisme remarquable passé et présent de la famille. Attachante et passionnant famille, avec ses drames et ces fêtes – car nombreuses sont les réunions familiales mises en scène, bien sûr, où les castings aux générations mouvantes fêtent des Noëls, des unions ou des anniversaires. Ou quelques funérailles, car cette famille semble connaître un certain nombre de drames au cours des années. La prose de Banks est vive, lumineuse, tendre, amusée. Sophistiquée mais pourtant si accessible. Les personnages prennent chair avec un réalisme chaleureux, on s’attache à chacun d’eux. Et petit à petit se met en place une tension, un mystère: qu’est devenu Rory, et pourquoi a-t-il disparu? Prentice se met à vouloir retrouver l’oncle manquant, que son père Kenneth semble persuadé d’être toujours en vie. Papiers retrouvés et perdus, bribes de récits et de poèmes, agendas rédigés en notes abrégées, bout de pochettes d’allumettes venues du monde entier, journaliste ayant peut-être croisé Rory, quelques pistes se font ainsi jour, furtives.

Rarement une œuvre littéraire m’aura autant parlé, autant captivé. Remué, vraiment. La structure familiale, les aspirations intellectuelles, la tradition de merveilleux enfantin, les troubles sexuels… De la pure littérature britannique actuelle, sarcastique, tordue, et avec les idiosyncrasies typiques de l’auteur — les accents des personnages sont rendus dans l’orthographe (et dieu sait qu’ils ont un épais accent, ces Écossais), on ressort de The Crow Road en ayant pris le rythme des « och » et « aye » !

Quelques années plus tard, une mini-série fut adaptée du roman de Banks, et ce fut un nouveau délice. Le roman, lui, ne fut d’ailleurs pas traduit en français, c’est bien dommage. Moi je l’ai relu, deux fois déjà. Cela reste un des plus beaux romans que j’ai lu.

Ce soir j’apprends que Iain Banks est mort. Il avait parlé il y a quelques mois, avec des mots touchants, de son cancer terminal. Le choc demeure. Ce fichu sentiment d’incrédulité qui nous saisi si souvent face à la mort.

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#2382

« Alors sont arrivés les derniers jours de mai…
Et tout le reste, tout ce qui avait pu se passer auparavant, toutes ces années d’angoisse et de désespoir, toutes ces choses qui m’attendaient, tapies dans l’ombre visqueuse de la nuit rouge — tout le reste s’est effacé derrière moi, englouti par la bouche béante de l’oubli.
Les derniers jours de mai ! « 

En juin 1989, Roland C. Wagner publiait le premier tome des Derniers jours de mai, roman se déroulant à Paris en l’an 2013.

Alors, en ces derniers jours de mai 2013, une pensée particulière pour l’ami disparu, Roland.

#2269

En hommage au sain esprit qui préside aux actuels jeux olympiques de Londres, une photo du building qui inspira à George Orwell le Ministère de l’Information. London 1984.