#2101

De façon régulière, mon travail m’impose des « coups de bourre », des semaines extrêmement chargées — pour plein de raisons, toutes différentes, mais le résultat demeure le même. Enfin, une nouvelle de ces périodes un peu rudes vient de s’achever. Cette fin d’année devrait être assez calme: respiration! J’ai commencé à vraiment beaucoup lire (ou relire) pour la bio d’Hercule Poirot, sur laquelle mon camarade Mauméjean bosse déjà depuis un moment et d’arrache-pied. Nous sommes censés la rédiger courant janvier. Des tonnes d’essais, bien sûr, mais aussi des fictions: un Agatha Christie hors-Poirot mais fort bon, The Sittaford Mystery, deux Nicholas Blake, quelques nouvelles de Wodehouse, et enfin je me mets aux Lord Peter de Dorothy L. Sayers, avec grand plaisir…

Un peu travaillé aussi pour moi-même, et fais du tri dans l’ordi, un peu aussi. Lu ou relu les nombreux et excellents récits que mon paternel rédige sur l’histoire familial. Lu l’espèce d’autobio/scrapbook de Melvil Poupaud, souvent touchant, parfois irritant — acheté notamment pour une photo de son grand-père Yves (je n’ai jamais rencontré Melvil bien que nous soyons cousins — enfin, la seule fois où je l’ai rencontré il devait avoir 3 ou 4 ans ! — mais je conserve une grande tendresse pour ses grands-parents maintenant disparus). Humeur introspective. Notamment retrouvé cette photo de moi-enfant, allez-y, riez. C’était chez ma marraine, dans la campagne angevine. Années soixante.

#2100

« Dans la glorification du « travail », dans les infatigables discours sur la « bénédiction du travail », je vois la même arrière-pensée que dans les louanges adressées aux actes impersonnels et utiles à tous : à savoir la peur de tout ce qui est individuel. Au fond, on sent aujourd’hui, à la vue du travail – on vise toujours sous ce nom le dur labeur du matin au soir – qu’un tel travail constitue la meilleure des polices, qu’il tient chacun en bride et s’entend à entraver puissamment le développement de la raison, des désirs, du goût de l’indépendance. Car il consume une extraordinaire quantité de force nerveuse et la soustrait à la réflexion, à la méditation, à la rêverie, aux soucis, à l’amour et à la haine, il présente constamment à la vue un but mesquin et assure des satisfactions faciles et régulières. Ainsi une société où l’on travaille dur en permanence aura davantage de sécurité ; et l’on adore aujourd’hui la sécurité comme une divinité suprême. »

Friedrich Nietzsche, Aurore – Réflexions sur les préjugés moraux, 1881

#2099

J’ai déjà dit ici combien je suis « accro » aux bédés. Et outre le flot des lectures distrayantes, de temps à autre il y a un ouvrage qui me bouleverse, me captive, me marque fortement. Bien souvent, il ne s’agit pas de bédés à grand spectacle, de trucs d’aventure ou de travaux intellos, mais de récits intimistes sur des gens ordinaires, des oeuvres comme sait en faire Rabaté, par exemple, ou Davodeau. Et il y a quelques temps, j’avais acheté un gros et grand pavé, Portugal de Cyril Pedrosa (collection « Aire libre »).

Je suis attiré de longue date par la « patte » de Pedrosa: dès ses débuts, Ring Circus, son dessin m’avait séduit. Je l’avais donc suivi ensuite sur Shaolin Moussaka et la Brigade fantôme, mais les récits en étaient gentiment couillonnoux, un peu infantiles, et dans le dernier cas les ellipses et la structure franchement médiocres. Autant dire que, pour être chaque fois attiré par le style de Pedrosa, ses choix de narration me décevaient systématiquement — sauf dans le petit mais très joli Trois ombres, une superbe fable. Et puis là, dès les premières images aperçues dans je ne sais quel support de promo, je m’étais dit « oh oh, c’est beau ». J’attendais donc Portugal, l’ai vite acheté… et ai un peu traîné pour le lire, débordé que j’étais. Cette période de speed étant passée, je me suis plongé entre ces pages.

Ma vue étant ce qu’elle est — c’est-à-dire, très mauvaise — et avec la vieillerie en plus, je n’aime plus lire des bédés à la lumière électrique. Les vibrations lumineuses de ces fichues nouvelles ampoules n’arrangent d’ailleurs rien, en général. Je ne lis donc des bédés que le matin, littéralement collé contre la fenêtre de la cuisine. Et parfois, cela ne suffit pas: certains dessins très touffus, ou certains types de mise en couleur, me donnent envie de mieux et plus plonger dans la page… Auquel cas, je retire mes lunettes (!) et scrute chaque case avec mon « bon » oeil, mon oeil gauche qui de près s’est mis à bien voir avec l’âge. Et Portugal est une oeuvre que j’ai ainsi scrutée de près, absolument captivé par la vivacité de ce trait, les jeux incroyables de la couleur, une approche esthétique qui m’a véritablement happé. Quant au récit, qu’en dire… Un copain m’a sorti l’autre jour que c’était le genre de bédé où il ne se passe rien, oué, c’est vrai, rien de plus que dans un film d’Assayas ou dans un roman de Modiano, ce « rien » si précieux qui est une émotion. Car ému j’ai été, remué et attendri, par la justesse du propos, la beauté de la narration. Apparemment l’auteur a mis deux ans à réaliser son ouvrage et celui-ci est en grande partie autobiographique, eh bien c’est réussi, une tranche de vie vibrante, infiniment touchante.

#2097

Un peu déprimé: tant la Région que le CNL ont refusé de me donner une bourse d’écriture. Mon vieux projet de « roman choral » sur les années 1980 à Bordeaux ne verra donc encore pas le jour. Et je vais continuer à tirer le Diable par la queue, aussi. Grave. *sigh*

On the plus side, j’ai reçu les « bons à façonner » (tirages non assemblés) de ma bio de Lupin et de l’essai de Jim Lainé sur les super-héros. Les deux sont impeccablement imprimés, comme toujours avec Beta Barcelona, loué soit leur nom (quand on compare au boulot minable que nous font les imprimeurs français, ah misère!). Le Lupin arrive demain matin, normalement. Et je boucle le très beau, très drôle et absolument passionnant Monty Python ! de Patrick Marcel.

#2096

Je lisais hier soir une nouvelle de Wodehouse avec ses personnages fétiches Jeeves et Bertie Wooster, et comme de juste en lisant ces dialogues j’ai entendu les voix de Fry et Laurie. Pour moi, leurs voix sont dorénavant celles des deux personnages, impossible de me les retirer de la tête. De même que lisant du Hercule Poirot, j’entends forcément la voix et l’intonation particulière que David Suchet a créé pour le personnage (et c’est vraiment une création, puisque l’acteur fait grimper sa voix de deux octaves pour cela). En revanche, pour moi Lupin n’a pas de voix — pas plus qu’il n’a de visage, c’est l’étrange caractéristique du gentleman-cambrioleur, par définition.

Mais le plus fort, c’est toujours Sherlock Holmes: avec lui, ce sont les acteurs qui deviennent Holmes, ce n’est pas Holmes qui prend leur voix. Holmes est, il existe, on le reconnaît à travers ses différents interprètes. Au point que même un jeune homme comme Benedict Cumberbatch peut être reconnu comme une excellente incarnation de Holmes alors qui ni son âge ni son époque ne correspondent.