#2210

Individualistes et isolés, les auteurs ont bien du mal à faire entendre leur voix, lorsqu’il s’agit de défendre leurs droits. Prolétariat de l’édition, les auteurs n’ont pas la parole — sacré paradoxe. Contre la récente loi sur « les oeuvres orphelines », à laquelle s’oppose le collectif Droit du serf, j’avais rédigé avec corrections de mes camarades un article proposé au Monde — sans réponse. Permettez que je reproduise ci-dessous ce texte. Vous pouvez continuer à signer la pétition ici, rejoindre la page fb du collectif ici (le site n’est plus à jour), et un tract explicatif à distribuer par les auteurs lors des salons est dispo auprès du collectif.

LES AUTEURS CONTRE LA SPOLIATION

La loi « relative à l’exploitation numérique des livres indisponibles » a été votée le 22 février malgré quantité de défauts portant atteinte au droit des auteurs. Le collectif Le Droit du Serf, réunissant auteurs, traducteurs, dessinateurs, illustrateurs et éditeurs indépendants, avait cependant lancé une pétition à l’adresse des députés les informant des dangers d’une telle législation. Refusant de baisser les bras, le collectif met le doigt sur la violation caractérisée par cette loi d’un droit fondamental, celui de la propriété.

Les élus de 1789 avaient inscrit dans la Déclaration du Droit de l’Homme et du Citoyen, aux articles 2 et 17, le droit de propriété, droit inviolable et sacré, nul ne peut en être privé. En 1804, le Code Napoléon faisait également du droit de propriété une liberté publique. En 1970 le Conseil constitutionnel reconnaissait la valeur constitutionnelle de la Déclaration du Droit de l’Homme et du Citoyen du 26 août 1789 en l’intégrant dans le bloc de constitutionnalité du préambule de la Constitution du 4 octobre 1958. Enfin, le même Conseil constitutionnel a reconnu en 1982 le caractère éminent du droit de propriété, mis ainsi sur le même plan que la liberté, la sûreté et la résistance à l’oppression, « au nombre des droits naturels et imprescriptibles de l’Homme dont la conservation constitue l’un des buts de la société politique ».
Aujourd’hui, pourtant, une loi vient de remettre en cause ce « principe fondateur » de la démocratie pour une catégorie de travailleurs: les auteurs.
À l’origine de cette spoliation se trouve l’idée selon laquelle les droits d’auteurs passeraient après l’accession publique des œuvres. Le principe peut sembler d’une belle générosité: on considérerait que l’accès général aux œuvres écrites serait un principe supérieur à celui de la propriété (ici la propriété intellectuelle des auteurs). Mais quelle est donc cette générosité qui consiste à donner ce qui ne vous appartient pas?
Les auteurs ne sont ni organisés ni riches. Si le spectacle médiatique de quelques représentants de la bourgeoisie intellectuelle parisienne, les BHL et autres FOG, peut donner à penser au public que tous les écrivains sont des nantis bien installés, la réalité de la vaste majorité d’entre eux est toute autre: moins d’une centaine d’auteurs en France vivent exclusivement de leur plume et seulement 1200 gagnent plus que le smic (sur 55 000 auteurs recensés, dont 25 000 publient régulièrement). C’est dire à quel point la plupart se trouvent dans des situations diverses de précarité, ce qu’avait notamment révélé l’étude de Bernard Lahire, « La Condition littéraire: la double vie des écrivains » (La Découverte, 2006).
C’est à cette population fragile, véritable prolétariat intellectuel, que la loi « relative à l’exploitation numérique des livres indisponibles » s’en prend, lui confisquant le fruit de son travail au bénéfice d’une nouvelle administration.
Afin d’opérer cette atteinte sans précédent au droit de propriété, le nouveau concept d’« œuvres orphelines » fut inventé (nous sommes à l’époque des « éléments de langage », véritables leviers idéologiques), et une triple confusion entre œuvres indisponibles d’auteurs vivants (ce qui relève rarement d’une volonté délibérée de l’auteur), œuvres d’auteurs morts (appartenant à leurs ayants droit, qui souvent ne s’en occupent pas) et anciens contrats d’édition (qui deviennent pourtant caducs du moment que l’éditeur a cessé de rendre disponible l’œuvre).
Ajoutez là-dessus une bonne couche de bien-pensance issue des milieux bibliothécaires, et vous obtenez cette loi: la confiscation de l’ensemble des œuvres parues avant le 1er janvier 2001.
Au bénéfice de qui, nous demanderez-vous? Des auteurs, nous affirmera-t-on. Mais de quel bénéfice s’agit-il quand un auteur vivant se voit retirer la gestion du fruit de son propre travail, qui jusqu’à présent était son droit inaliénable?
Non, ceux à qui cette loi va profiter sont en premier lieu les éditeurs, qui verront de fait prolonger ad vitam aeternam leurs anciens contrats et qui n’auront plus à se soucier de négocier avec les auteurs, puisqu’en faisant l’acquisition des droits auprès de la « société de perception et de répartition des droits » ils pourront fixer leurs prix et leurs modalités d’exploitation sans aucune intervention extérieure. Des éditeurs qui, bien qu’en défaut de commercialisation, bénéficient des dispositions de la loi. Le SNE, c’est-à-dire le MEDEF de l’édition, a donné son accord à cette loi : comment s’en étonner, puisque les grands éditeurs vont ainsi se trouver débarrassés de toutes négociations contractuelles ? La liberté pour eux, l’aliénation pour les auteurs.
Le droit d’auteur avait déjà été écorné une première fois sous le gouvernement Villepin, avec la loi DADVSI et les « cavaliers législatifs » introduits dans les décrets n° 2008-1391 et n° 2009-131. Cette fois, c’est tout l’édifice des lois et des contrats liés au droit d’auteur qui se trouve remis en question.
Au-delà même du droit d’auteur français, se trouve également remis en question, par un jeu de dominos, la question des droits des auteurs étrangers, celle des adaptions audiovisuelles, et celle des licences libres.
Et, alors que l’on avait dénoncé le principe instauré par Google du « op out », cette loi oppose aux auteurs et ayants droit de très nombreuses restrictions, qui vont bien au-delà du simple « op out ». En effet, la loi « relative à l’exploitation numérique des livres indisponibles » va plus loin encore que le Settlement proposé par Google, qui fut rejeté par la justice américaine parce que « pas équitable, adéquat ou raisonnable ». Car cette loi n’offre aucune garantie aux lecteurs de pouvoir accéder aux ouvrages dans des conditions raisonnables, bien au contraire : alors que la proposition de « directive européenne sur certaines utilisations autorisées des œuvres orphelines » prévoit une exploitation numérique gratuite au bénéfice du public, la nouvelle loi adoptée le 22 février 2012 instaure des tarifications et une marchandisation des « œuvres orphelines ». Tout bénéfice pour la SPRD chargée à la fois de rechercher les auteurs ou les ayants droit et de répartir les bénéfices entre les différents protagonistes. Comment ne pas craindre qu’un tel organisme, à la fois arbitre et partie contractante – à la fois juge et partie – fasse passer ses intérêts avant ceux des auteurs et des ayants droit? Comment croire qu’il recherchera véritablement les bénéficiaires des grosses sommes en jeu?

Comme le dit bien l’AFUL: « Cette loi aux motifs spécieux, très technique et peu compréhensible pour les non-spécialistes, se cache sous des oripeaux juridiques pour fouler aux pieds tant l’intérêt public et l’intérêt du public que les fondements du droit d’auteur et notamment du droit moral dont la France a coutume de s’enorgueillir. Les problèmes qu’elle prétend résoudre peuvent l’être bien plus efficacement par d’autres méthodes plus équitables, plus transparentes et plus conformes à l’intérêt public. »

Signé : Collectif Le droit du serf

#2209

Continuant chez Margery Allingham, je lis Un homme disparait, traduction dans la légendaire collection « L’Empreinte » de Flowers for the Judge (1936). Et j’y trouve une jolie évocation du brouillard londonien — encore une — ainsi qu’une note amusante sur les maisons d’édition…

« Le brouillard montait toujours ; dans les rues, aussi obscures qu’à minuit, une atmosphère âpre, chargée de fumée, amollissait et estompait les contours de toutes choses, et Londres ressemblait à une vieille lithogravure composée par un homme peu soucieux du détail. »

« Les salons d’attente de certaines maisons d’édition semblent appartenir à des gares de province ; les autres ont l’air de librairies disposées avec goût ; d’autres enfin étonnent par leur sombre magnificence et donnent l’impression qu’un très vieux et très riche personnage est en train de mourir au premier étage (…). »

#2208

Pas mal secoué par la disparition de Moebius — et par le chagrin de Dionnet, dont le texte après l’enterrement, sur FB, était très beau — merci à toi, Jean-Pierre, take care. Comme l’a écrit Mélanie Fazi sur son blog: « Il y a des artistes d’une telle envergure qu’on a du mal à se rappeler qu’eux aussi sont mortels. »

Du coup, et avec le beau temps, me suis pas mal promené ces temps-ci. Été faire un tour sur l’un des marchés aux livres du week-end, par exemple, histoire d’un peu fouiner et de discuter avec deux copains bouquinistes. Trouvé une de ces petites perles rares que je collectionne, à savoir un « petit format » de funny animals, reliure d’un périodique des années 60 nommé Bambou. Et puis fait des tas de pas vers, eh bien, vers un peu partout. En attendant d’autres psychogéographies, puisque je vais quelques jours à Londres dans une quinzaine, puis pour la première fois à Édimbourg (vieux rêve) courant avril. Enfin, menés malgré tout de gros travaux d’écriture et de maquette, aussi, travaillant jusqu’à tard les soirs et à en avoir la voix un peu râpée de fatigue. C’est ainsi, whatever. J’ai même fait une nuit d’insomnie, don’t know why (Rafu peut en témoigner qui, venant bosser le matin, me découvrit somewhat fuzzy).

Et lire, tout le temps. Lu par exemple Mimosa, le deuxième roman de Vincent Gessler, qui a de belles fulgurances stylistiques mais que j’ai trouvé quand même décevant, étant seulement une série B, avec une surenchère de violence (quel ennui) et des éléments faisant sortir le lecteur de la fiction. Bref, ça de lit comme un manga pour ado et j’ai passé l’âge, hélas. Pas un mauvais bouquin sans doute mais… pas un bouquin pour moi, c’est certain. Nettement plus pour moi, d’un autre ami cher, Roland C. Wagner: son recueil Le Train de la réalité et les morts du Général — ah déjà, un titre comme ça, bonheur! Curieux post-scriptum au fort remuant Rêve de Gloire… Un joli morceau de jubilation intellectuelle, seulement un peu court.

Encore: The Quantum Thief du finno-écossais (!) Hannu Rajaniemi. Je l’avais acheté il y a un petit moment parce qu’une histoire d’un voleur intergalactique, ça me parle. J’ignorais en revanche qu’il s’agit carrément d’un hommage à Maurice Leblanc: son anti-héros se nomme même Paul Sernine! (l’un des nombreux pseudos d’Arsène Lupin) Et le jeune Isidore Beautrelet mène l’enquête de son côté. Et des tas d’autres clins d’oeil très érudits… Étonnant! Le tout est sur fond de SF post-cyber archi clinquante et jargonante, effet de dépaysement tellement poussé que j’ai par endroits peiné à m’accrocher à cette réalité, c’est à ce point une fiction pour ultra-geeks que j’imagine que la plupart des lecteurs en seront éjectés — moi-même d’ailleurs, c’était souvent limite. Genre Charles Stross au carré: vraiment de la littérature de niche! Ai-je aimé? Eh bien oui, malgré les difficultés, il y a là… je vais encore utiliser le terme « jubilation », mais ce n’est pas du tout la même que chez RCW quand il convoque Sartre ou le contexte historique de la guerre d’Algérie, non là c’est du léger, du futile science-ficto-référencé. Rigolo et virtuose, dans son style.

Trouvé chez un bouquiniste, un Margery Allingham: c’est un de ces délicieux auteurs anglais de polar des années 30, que j’estime parmi les meilleurs — Nicholas Blake, Dorothy Sayers et Margery Allingham: il n’y a pas mieux. Dévoré donc Coroner’s Pidgin, qui se passe à Londres à la fin de la Deuxième Guerre mondiale (paru en 1945 donc écrit sur le vif). Magistral: l’auteur nous mène par le nez jusqu’aux dernières lignes, le tout avec une finesse psychologique admirable et pas mal d’humour. Je ne suis pas loin de penser que ces trois auteurs, dans leurs meilleurs romans, se hissèrent tout en haut des lettres.

Enfin, lu des tas de bédés comme d’hab, dont les deux premiers Billy Bat d’Urasawa juste traduits, ça promet, c’est très tordu, parano et original (et non, pas trop « ado » pour le moment).

#2206

Grande, immense tristesse. Moebius est décédé ce matin. Je ne trouve pas les mots pour exprimer l’ampleur de mon chagrin, le choc. L’ouvrage collectif que je dirigeais aux Moutons électriques (dans le même esprit que notre Alan Moore) se fera malgré tout, bien entendu, mais qu’il soit posthume me bouleverse. S’il y a quelqu’un qu’en bédé j’admirais énormément, au même niveau que Franquin, c’était bien monsieur Jean « Moebius » Giraud. Un géant.

#2203

Vendredi dernier, j’ai bossé toutes fenêtres ouvertes tellement le printemps. Oui, tellement le printemps. Aujourd’hui, pas d’ouvertures: ciel gris-gris, humidité, ces deux dernières nuits ont été d’une pluie battante, qui grésillait sur les murs de ma chambre au pignon de l’immeuble. Mal dormi, peu dormi, pourtant je pense que mon récent coup de fatigue tend déjà à s’atténuer. Ce week-end j’ai rédigé trois chapitres de Hercule Poirot, une vie, ils sont chez le professeur Mauméjean pour l’étape de révision/complément, ça nous en fait quatre déjà. Si tout va bien, je devrais me plonger dans le vif du sujet ces prochains jours — dès que j’aurai fini de rédiger ma promenade londonienne d’Argyle Square à Clerckenwell Green, car je retournes à Londres en fin de mois et aurais certainement besoin d’en tester une dernière fois certains détails. Les deux Bibliothèque rouge sur Londres et Paris avancent à grands et passionnants pas. J’ai embauché Alexandre Mare pour co-diriger le second. Nicholas Royle vient de me donner l’accord de faire traduire sa promenade à Paris sur les traces de Topor ainsi qu’un article inédit sur Londres. Le vol d’un hélicoptère vient de gronder au-dessus de mon quartier, une moto grommelle dans la rue. Je lis Mimosa de Vincent Gessler après une trilogie de space op gauchiste par Ken McLeod, le cinquième et dernier Gail Carriger et quelques belles bédés de Jean-C. Denis.