Lu: Arslan de M. J. Engh (un classique mineur de la SF, datant de 1976 & récemment réédité aux États-Unis).
La loi martiale a été annoncée dans tous les États-Unis et les forces armées US sont désormais officiellement sous le commandement du Général Arslan, le jeune dictateur venu du Turkistan. Seuls les convois militaires sont autorisés sur les voies express.
Et bientôt, un s’arrête justement à Kraftsville, Illinois, un petit bled au bord de l’autoroute 460. Avec incrédulité, le directeur du collège voit débarquer dans son établissement des militaires d’origine asiatique, et leur chef: Arslan! Qui décide de demeurer là, de faire de Kraftsville son QG. Et commence par organiser une grande fête pour ses hommes – durant laquelle il va violer, devant tous, d’abord un garçon puis une fille, deux élèves de ce collège. Le garçon, Hunt Morgan, sera ensuite conduit dans la maison du directeur (où Arslan a décidé de vivre), pour lui servir d’esclave sexuel. De même qu’une jeune prof du collège (Luella). Une bonne partie des jeunes gens de la ville vont être déportés – et à leur place amenés d’autres jeunes gens, afin de servir de « viande » pour un bordel.
Arslan installe sa loi: désormais chaque région des USA doit être indépendante. Totalement indépendante: elle doit produire les moyens de sa subsistance. En complète autonomie. Les régions ne doivent plus communiquer/échanger entre elles: la doctrine économique d’Arslan est celle de l’autarcie, de l’auto-suffisance. Au prix de déportations & de famines, peu lui importe, pour lui le monde doit être réformé afin que toutes les ressources mondiales soient équitablement réparties, que chacun soit égal — non pas devant la loi, puisqu’il s’agit d’une dictature, mais bien dans sa survie de base, dans son alimentation & son éducation.
Comment Arslan a-t-il pris le pouvoir? Quelles sont ses forces? Quelle part du monde gouverne-t-il exactement? plus moyen de l’apprendre: il n’y a plus ni radio ni télé. Et Arslan ne le dit pas — ou bien semble grandement exagérer. Devenu à la fois l’objet, le fils adoptif et l’esclave d’Arslan, Hunt Morgan prétend que le général lui a dit avoir des hommes à la tête de toutes les armées (des troupes américaines en Russie et Chine, des troupes chinoises en Europe, des troupes européennes au Proche-Orient, des troupes arabes et israëliennes en Afrique… toutes commandées par ses officiers?!). Quel fut le levier utilisé par Arslan pour bouger le monde?
Et pourquoi Kraftsville?
Fascinant, Arslan est tout à la fois brutal et sophistiqué, idéaliste et matérialiste, exalté et froid. D’un charisme surprenant (que l’autrice rend admirablement bien, évidemment).
Les idées d’Arslan sont absolument extrêmes: non content de réorganiser le monde de manière brutale et radicale, il prévoit apparemment aussi de laisser le monde en cet état de réorganisation en évitant la main-mise du pouvoir: il lui faudra donc éliminer un jour ses propres armées, ses propres officiers – et lui-même! (mais il ne semble pas très attaché à la vie, de toute manière) « Who exterminates the exterminators? » se demande-t-il notamment..
Quatre années passent. Une résistance s’organise, bien sûr: la KCR (Kraft County Resistance). Car à Kraftsville et à Kraftsville seulement peut s’organiser une résistance utile: ils ont Arslan lui-même à portée de main, alors que tout mouvement de rébellion partout ailleurs serait aussitôt écrasée par les forces d’Arslan tout autour. Mais le soir où la révolte se déclenche, Arslan leur échappe: savait-il? Arslan s’enfuit, bizarrement, et laisse Kraft County entre les mains du directeur du collège (Franklin) et du KCR. Durant cinq ans, sans attaques de l’extérieur. Cinq ans à s’organiser, à devenir indépendants — mais sous la gouverne honnête du directeur Franklin, pas sous la férule d’Arslan ou de son bras droit Nizam.
Cinq ans plus tard, Arslan revient. Avec un bras et une main brûlés, handicapés — une attaque au phosphore à Anthène. D’après lui, la région du nord d’Athène et l’Ontario au Canada furent les seuls pays à résister… c’est du moins ce qu’il prétend au début, en expliquant qu’il a gagné, inutile de le prendre en otage, ça ne signifierait plus rien. Mais en fait, Arslan n’a pas tout résolu dans l’ordre mondial: il doit se rendre en Amérique du Sud, où subsistent encore des poches de résistance, du fait de la jungle.
Deux ans après, Arslan revient encore. Presque en cachette: il a démembré ses armées, mais son ancien ami Nizam mène une révolte dans le nord des USA, afin d’essayer de prendre le pouvoir qu’Arslan essaye d’éteindre, de rendre inutile. Puis, Nizam mort, Arslan revient encore une fois, une dernière fois — pour s’installer définitivement à Kraftsville, son travail terminé, son ordre mondial posé et installé durablement.
Un roman renversant! D’une incroyablement violence psychologique, mais aussi d’une subtilité politique rare. Vers la fin du roman, Hunt compare l’action d’Arslan & Nizam à un feu de prairie, qui aurait couru sur le monde afin de lui rendre sa fertilité. Aussi incroyable que cela puisse paraître, c’est bien d’une utopie que nous parle l’autrice: une utopie atroce, demandant des sacrifices mondiaux d’une ampleur presque inimaginable — et cependant, Arslan parvient à ses buts. Même la révolte finale de Nizam trouve sa place dans leur plan. Pervers, ce roman place d’abord Arslan en position de monstre, puis de sauveur. Et toutes les nuances entre les deux! Le tout observé par le petit bout de la lorgnette: depuis la petite ville de Kraftsville, alternativement par les voix de Franklin et de Hunt. Parfaitement dualiste, ce roman crée beaucoup d’équilibres entre les personnages: entre Arslan & Nizam, les deux révolutionnaires/dictateurs; entre Hunt et Sanjam, les deux fils d’Arslan, l’un adopté l’autre naturel; entre Arslan le dictateur et Franklin le directeur… À chaque fois ce sont les deux faces d’une même pièces: pas de méchants ni de bons, mais toujours des équilibres et des résolutions de situations extrêmes, de manière somme toute réaliste. Pas de morale, donc: l’autrice ne tranche pas.
Engh creates a truly shocking situation, introduces a monstrous character, and then refuses to satisfy any of the emotions she has aroused… Engh’s performance is as perversely flawless as Arslan’s. (citation du New York Times)
Un roman remarquable, vraiment — un chef d’oeuvre, dirai-je même. Proche par exemple d’un Robert Charles Wilson — on dirait d’ailleurs que celui-ci s’est souvenu d’Arslan, pour créer la virtuelle présence de son dictateur asiatique dans The Chronoliths.