#331

Impressions londoniennes, encore

L’archéologie n’a jamais présenté beaucoup d’intérêt pour moi — non pas que je trouve négligeable cette discipline, mais je ne suis pas très porté sur l’étude de l’histoire ancienne, et ne me suis donc jamais intéressé que passablement aux recherches archéologiques. De toute évidence, ce domaine passionne encore moins Olivier que moi-même ; et pourtant : il fallait nécessairement que je lui fasse découvrir le British Museum. Parce qu’au-delà même de son poids historique & de son importance culturelle, ce musée a une telle présence, son architecture est à ce point imposante, qu’on ne saurait l’ignorer.

C’est aux rénovations orchestrées par Sir Norman Foster que l’on doit un formidable renforcement de cette grandeur architecturale : la grande cour du British Museum est un lieu d’un beauté aussi grandiose qu’enthousiasmante. Qu’il s’agisse de la porte géante du musée, par laquelle on émerge dans la grande cour, de la coupole en treillis qui illumine le tout, ou bien entendu de l’incroyable tour centrale… Une tour qui est en fait la bibliothèque, la « Reading Room » ! Restaurée dans toute sa gloire de 1857, la Reading Room est un lieu dont la seule vue me coupe chaque fois le souffle. Cette immense rotonde couverte de livres jusqu’à une hauteur étonnante, le dôme majestueux qui la surplombe…

Nous parcourons des yeux les rayonnages encadrant l’entrée, qui forment une sorte d’exposition représentative à la fois des collections de la bibliothèque, et de la littérature anglaise. Et de se dire qu’ont travaillés ici tant de grands hommes — et tant de grands penseurs révolutionnaires ! Car c’est bien Londres, ça : accueillir en son sein impérial tout ce qu’une époque peut connaître de théoriciens de gauche… Nous nous sommes fait un plaisir durant ce séjour de suivre les traces de pas mal de grands penseurs de gauche : Marx bien sûr, que l’on semble croiser à chaque coin de rue, mais aussi Morris, Orwell ou Lénine, par exemple.

Exaltés par ce pèlerinage, nous décidons de rester déjeuner sur place. Puis une visite de la librairie du musée nous occupe un bon moment.

L’étape suivante (& dernière) de notre orgie-musée est la National Gallery. Je me souviens vaguement m’y être déjà rendu une fois, en compagnie de deux copains, mais de fait l’entrée dans ce immense vestibule à l’affreux marbre vert ne m’évoque aucun souvenir précis. Tout juste si je me souviens que les salles qui nous intéressent doivent se trouver sur la droite ; et c’est bien le cas.

Combien de salles ? Quatre, cinq ? Vastes, éclairées de manière égale, des planchers sombres. Un périmètre assez réduit le reste ne nous intéresse pas, Madame de Pompadour entr’aperçue dans une salle voisine, et tout cet art académique, brr, pas notre tasse de thé… mais qu’importe le nombre des salles : leur richesse s’avère… inouïe !

Si riche en fait que je n’évoquerai ici que trois coups de cœur… et « la » révélation.

Nous entrons dans une salle, et presque en face de la porte, là, sur le mur en face deux tableaux nous appellent immédiatement, éclatant de couleurs froides — blanc, bleu, deux vues de lac côte à côte. Le « Lake Keitele » de Gallen-Kallela (1905), et « A Costal Scene » de Theo Van Rysselberghe (1892). Un Finlandais & un Belge, voilà qui est rafraîchissant, et qui donne une petite idée de l’excellence des collections de la National Gallery. Je n’aime guère d’habitude le pointillisme, mais « A Costal Scene » me séduit pourtant tout de suite. Quant au Gallen-Kallela… Une merveille ! Je suis tout excité de voir pour la première fois, en vrai, un Gallen-Kallela : cela faisait depuis si longtemps que mon copain Patrick Marcel me parlait de ce grand artiste finlandais — bien entendu parfaitement méconnu en dehors de chez lui…

Autre découverte plaisante, quoique plus mineure : « The Avenue, Sydenham », un Camille Pissaro de 1871, à l’époque où il habitait dans la banlieue de Londres, tout près du Crystal Palace (qu’il a également peint). J’ai généralement tendance à trouver les Pissaro un peu « ternes », du moins en comparaison des Monet ou des Sisley, par exemple. Et celui-ci ne fait guère exception : une avenue automnale, sol de terre battue, tons beiges/roux. Mais un détail fait tout le piquant de ce tableau. Un détail que je n’avais absolument pas vu au premier regard, et Olivier non plus. C’est le petit panneau explicatif qui me révèle l’anecdote : une femme a disparu du tableau. On la distingue pourtant encore, marchant sur le trottoir à l’avant-plan — couverte imparfaitement par les retouches effectuées par le peintre. Je regarde mieux, m’éloigne de quelques pas, me rapproche… Soudain ! Elle est là, oui ! Je ne vois plus que cette femme-fantôme, translucide mais pourtant bien présente. Impression d’étrangeté : comme si cette femme avait été subtilement effacée par un changement de l’histoire officielle. J’imagine vaguement un scénario fantastique, une manipulation temporelle qui aurait gommé jusqu’à l’existence de cette personne… Il n’existe plus qu’une trace fantomatique de son existence…

Autre salle, Olivier bloque sa respiration, se tourne vers moi l’air excité : Monet ! Il n’y a rien moins que sept Monet dans cette salle ! Incroyable, bouleversante richesse. Et les Anglais respectent le Maître, eux ; pas question d’accrochage hâtif dans un couloir comme à Orsay : les sept Monet trônent en place majeure, parfaitement visibles, parfaitement mis en valeur. Le chemin aux iris, une « Houses of Parliament » de 1902, une des dix-sept « Waterlily Pond »… Et bien sûr un « Pont japonais »… Je me sens intimidé, je ne contemple les Monet que de côté : trop c’est trop, je me sens submergé. M’asseyant derrière Olivier sur le large banc en fil de fer, je sens mes yeux s’emplirent de larmes.

Nous demeurons longtemps dans cette salle.

Plus tard, alors que le soir tombe déjà & qu’une pluie persistante noie un Trafalgar Square déjà sévèrement endommagé par les travaux en cours, nous entrons dans un pub sur le côté de St-Martin-in-the-Fields. Une alcôve en bois sera notre refuge, aux allures presque monastique : la fenêtre en est un grand panneau de bois éclairé ici & là par des vitraux. Ambiance propice au recueillement, Olivier sort de son sac papier & stylo afin de se mettre à rédiger une longue lettre. Tandis qu’il s’applique à ses travaux de calligraphie, je me plonge pour ma part dans la lecture d’un bel ouvrage sur James McNeil Whistler, acheté à la librairie du British Museum. Puis, ayant lu in extenso la biographie de l’artiste avec des yeux que piquait la fatigue, je m’étire, cherche une position plus confortable sur le banc en bois, niche finalement ma tête au creux de mes bras croisés sur la table — un petit somme. Moi, roupiller dans un bar ? Tss, Olivier, que me fais-tu faire ? Lorsque je relève la tête, mon jeune ami se penche toujours sur sa lettre. La lumière du crépuscule transforme l’alcôve en arrangement feutré à la Whistler, je m’attendris sur la pose intellectuelle d’Olivier, tente de le prendre en photo.

#330

Impressions londoniennes, suite

Londres en octobre : pluie & vent. Concept particulièrement relatif que le « beau temps » : ciel blanc c’est beau, ciel plus ou moins gris c’est pas beau, grosse pluie c’est la cata. Nous n’aurons heureusement que peu de grosses pluies… Mais énormément de cieux gris fort sombres, tourmentés, pesants.

Depuis le temps que je rapporte des tee-shirts & des mugs marqués « Tate », il était temps que je fasse découvrir ces deux musées à Olive. Qui n’est pas déçu, bien entendu/heureusement. Je me surprends à beaucoup regarder Olivier regardant — une manière de re-découvrir « mon » Londres avec des yeux neufs, des yeux verts qu’assombrissent souvent des sourcils pensifs. [Rappel: pour lire la version d’Olivier de cette escapade londonienne, cliquer sur Les Eaux Troubles]

Avant de traverser le Millenium Bridge, petit plaisir rare : je descend au bord de l’eau, profitant de la marée basse. Vieux fantasme, ça, descendre sur la rive même de la Tamise. Une large échelle en bois visqueux d’algue plonge abruptement vers les rochers, odeur de vase, j’aime. Respiration profonde, voilà : c’est le Londres que je préfère, celui des bords de l’eau. Les poings dans les poches, mince silhouette contre la muraille sombre du quai, Olivier laisse dériver son regard vers l’autre rive, tandis que j’arpente la lisière du clapotis, m’amusant du flotsam & jetsam, ramassant trois petits morceaux de poterie.

Tate Modern. Le grand hall de la turbine est tout entier (!) occupé par une sculpture ! Démente de forme comme d’immensité — un projet de la série Unilever, par Amish Koorai. Un boyau de plastique rouge strié, se terminant en trompette aux deux bouts. Si vaste, si enveloppant, que le regard s’y perd, plonge dans ce gouffre horizontal.

Exploration, le contenu des salles thématiques a un peu changé depuis ma dernière visite. Nous admirons quelques Rothko sombres dans une salle (« Light Red Over Black »). un Matisse (« L’étang de Trévoux », 1916), un Cézanne (« Sous-bois devant les grottes au-dessus du château noir », 1906)… Et là ? Mais oui : un Monet ! Un Monet, dans ce musée d’art contemporain ? Belle idée : la confrontation d’une nymphéa avec deux oeuvres du paysagiste américain Richard Long. Me penchant sur le Monet, je découvre qu’il s’agit d’un prêt de la National Gallery. Of course, comment n’y ai-je pas pensé plus tôt ? Il faut que nous allions aussi à la National Gallery, ils ont des impressionnistes & post-impressionnistes.

Non loin de la gare de Waterloo, le pub The Stamford Arms. Ah, les pubs ! moi qui ne mets jamais les pieds dans des bistrots en temps normal, je n’en dérame pas à Londres… Amusant exotisme de ce pub-ci : Paris ! Des photos de Doineau sur les murs. Les yuppies du quartier cherchent à s’évader vers une autre grande capitale ?

Direction Tate Britain : suite de notre orgie-musée. Nous avons décidé de ne jamais prendre le métro, ou un minimum : quel meilleur moyen de voir la ville que de l’arpenter ? Nous faisons donc tout à pied. Les pubs sont là pour nous procurer les haltes nécessaires.

Tate Britain, alors ? Encore une fois, je demeurerai coi quant aux tableaux. Olive fait un peu du nez sur les Préraphaélites — jusqu’à ce qu’il tombe en arrêt devant « Ophelia », hé, hé, forcément ! Sublime chef d’oeuvre de Millais, impossible de n’en être pas bouleversé. Regret : juste au-dessus, l’autre chef d’oeuvre absolu de la période, « The Lady of Shalott » de Waterhouse, est accroché un peu trop haut & pâtit d’un reflet malencontreux, on ne le distingue pas aussi bien qu’il le faudrait.

Je me laisse séduire par des James Tissot — des messieurs-dames bien comme il faut en croisière, nonchalants, élégants. Peinture snob, frivole, beau style pourtant — suis-je un cuistre & un ignare si j’ose le comparer à Gustave Caillebotte ? J’admire quelques Whistler. Olivier aime « Lady Fishing, Mrs Ormond » de John Singer Sargent (1889). Mais le coup de cœur, la révélation, vient de « Carnation, Lily, Lily, Rose » du même Sargent (1885/86), son fameux tableau des petites filles aux lanternes. J’ignorais qu’il fut si immense ! Et comme d’habitude, l’original vibre de couleurs (cette lumière !) ignorées des reproductions même les meilleures — & encore cette fois je ne sais que vous dire, je ne suis pas commentateur d’art, seulement admirateur, je ne sais exprimer les sentiments que j’éprouve lorsque confronté à des tableaux qui m’émeuvent réellement. D’où les liens dans ce texte — faible tentative pour vous relayer au moins une part de mes émotions visuelles.

Quoi d’autre ? Encore un Sargent, représentant… Monet, en train de peindre à Giverny. Des James McNeil Whistler. Des John Constable, en particulier deux « Cloud Studies », dont le sujet forcément presque abstrait nous parle plus que l’application à reproduire des paysages réalistes. Ah, « Stoke-by-Nayland », tout de même (1810/11), du Constable quasi-impressionniste. Et puis les Turner, bien entendu : toute une aile de la Tate Britain, la Clore Gallery, leur est consacrée.

Il faudrait que j’écrive une éloge de la myopie en peinture… Je plaisante, mais à peine : rarement le strict réalisme me, nous, plaît. Enfants de l’impressionnisme nous sommes, définitivement. Alors, Turner ne nous plaît jamais tout à fait que lorsqu’il abandonne les détails, que lorsqu’il se noie dans la couleur, dans la pure lumière. Nous apprécions plus Turner au fur & à mesure de notre progression dans sa carrière : la dernière salle, intitulée « Finished or Unfinished ? », nous séduit tout à plein ! Des Turner esquissés, jamais terminés, où seule éclate la lumière : parfaits à notre regard !

Des titres ? Allez, les Turner qui ont le plus attiré nos regards : « Waves Breaking on a Lee Shore », « Waves Breaking Against the Wind », « Breakers on a Flat Beach », « Yacht Approaching the Coast », « Sunrise with Sea Monsters », « Venice with the Salute », « Sun Setting Over a Lake », « The Burning of the Houses of Parliament »…

Des repros des Turner ainsi que deux « Cloud Studies » de Constable & que le Sargent sur Monet, & tant d’autres, se trouvent sur le formidable site The Artchive — sur lequel je ne cesse de me rendre ces temps derniers, afin de me constituer des fonds d’écran aussi prétentieux que superbes ! 😉

#329

Impressions londoniennes

Petit somme dans l’Eurostar, j’ai rêvé d’Art déco et, me réveillant, me trouve un instant surpris que l’intérieur du wagon ne soit pas décoré par Charles Rennie Makintosh comme dans mon songe. Le monde est mal fait : la réalité devrait être plus directement malléable. Genre, au passage du tunnel sous la Manche, pop ! notre Eurostar acquiert un look à faire blêmir de jalousie les décorateurs de la série « Hercule Poirot ». Sans même changer le cadre chromatique des Eurostars : noir et jaune, j’imagine bien les colonnes aux cannelures droites qui séparent les sièges, les lustres carrés tombant du plafond… De même, outre-Quiévrain le Thalys serait soudain en Art nouveau — volutes pourpres à la Horta dans tous les wagons !

Chambre d’hôtel exiguë, le lit prend presque toute la place, tout juste si je parviens à caser ma grosse valise dans un coin. Oreillers étiques, on en demandera d’autres. Dehors, ciel bas & gris, légère bruine. La fenêtre donne sur la cour de l’école — vu du lit, ses toits (ardoises luisantes & brique sombre) me font penser à une sorte de monastère écossais, vague évocation de la demeure de William Morris près d’Oxford. Une école Art & Crafts, ou est-ce juste moi qui suis obsédé par ces esthétiques-là ?

Sitôt les bagages posés, nous fonçons à Camden Market. Bain de foule psychédélique — agréable tant qu’il demeure assez bref. Le marché ne cesse de s’agrandir, de nouveaux stands ont envahis une des cours pavées. Le charme tapageur de cet endroit tient, très paradoxalement, à son mercantilisme, à son artifice : c’est justement parce que Camden Market n’est pas authentique, qu’il brasse des baba-coolismes de pacotille & des provocations à la petite semaine (les centaines de tee-shirts rouges « CCCP » !), qu’il est… ce qu’il est. Camden Market trouve son identité même dans le faux-semblant. Sa séduction réside dans son leurre !

Bruine froide, effluves d’encens, cacophonie bruyante, colifichets multicolores; vieux bouquins & vieilles bouteilles, trois nouveaux batiks pour décorer nos fauteuils, nous déambulons le coeur léger & les cheveux mouillés.

L’estomac lesté par des pâtes chinoises, nous reprenons les bords de notre cher canal. Je suggère à Olive que nous poussions un tout petit peu plus loin, juste de l’autre côté de York Way, afin de regarder de plus près le bassin qui se trouve là (Battlebridge Bassin). Nous tentons l’approche par un bord, puis passant par des petites rues, par un autre : un musée du canal ? Hum, je veux voir ça !

Vraiment une affaire de famille, ou peu s’en faut — aspect « cheap » fort sympathique & enthousiasme du monsieur qui nous accueille à l’entrée. Situé dans un ancien entrepôt de glace, le London Canal Museum ne présente pas un nombre formidable de panneaux ou d’animations, mais je suis malgré tout ravi de le visiter : je complète ainsi ma connaissance amoureuse des canaux londoniens. Deux films sont aussi projetés, dont l’un, muet, en N&B — chouette document. Olivier, fatigué, pique du nez sur sa chaise. On redescend par la rampe d’accès des chevaux, jusqu’à l’expo sur le commerce de la glace. Découpée en Norvège, celle-ci était ensuite acheminée par voie de mer jusqu’à Londres (au Limehouse Basin) puis par péniche jusqu’à l’entrepôt. Il y avait tant de glace, dans deux immenses puits, que le froid s’entretenait longtemps. Un de ces puits peut encore être vu, peu profond maintenant mais donnant néanmoins une bonne idée de la chose… Pour être fauché & pas très plein, ce musée parvient pourtant à évoquer des échos de l’époque des transports sur le canal, par la massivité de son architecture & par les artefacts désuets qui le jonchent…

Soir. Sur Gray’s Inn Road, refuge au pub Kings Head pour échapper à une pluie trop tenace. « Ghosts at the Kings Head », proclame un petit dépliant : poltergeists & soupçons d’activités spectrales, pour un pub qui ne paye guère de mine. Fish & chips, half-pint of cider : deux leitmotivs du séjour.

Vite mon carnet : noter sur Judd Street l’adresse exacte de la fromagerie française, chez laquelle je fais se servir m’sieur Bodichiev (Bloomsburry Cheeses).

#328

Première journée (samedi soir/dimanche 13 octobre 2002)

« Dis Olivier, c’est encore loin, dis ? »

Remonter le boulevard Péreire, en pleine nuit, alors qu’à peine deux heures auparavant je me trouvais encore plongé dans l’atmosphère confinée & surchauffée du blockhaus commercial de la Part-Dieu. Léger sentiment d’irréalité, profond sentiment de contentement. Je respire profondément. Paris la nuit est bleu sombre, remarquablement peu d’éclairages publics, en définitive, en comparaison de Lyon. Et déjà l’expérience esthétique : ce voyage sera sous le signe de l’esthétisme ou ne sera pas. Beaux immeubles parisiens, à l’élégance un peu lourde. Près de la station Péreire, en angle, un superbe édifice Art déco.

Une placette la nuit : immeubles récents, passé une arcade s’ouvre la rotonde hautaine d’un enfermement bourgeois, à laquelle la nuit & l’éclairage indirect offrent une grâce quasi-palladienne. Nos hôtes : des amis lyonnais d’Olivier, installés à Paris pour leurs études. Pour ce début de plongée dans un subjectif tout entier voué à la contemplation de la beauté, c’est le trio idéal : ils sont beaux. Roxane au look de garçon manqué, cheveux courts, pantalon pat’ d’eph’, ravissante même dans la maladie — crise mensuelle, nous ne pourrons hélas pas beaucoup profiter de sa présence. Fabien au look de minet anglais, un grand garçon blond, souplesse de liane & grâce sans effort. Fany au look de fille libérée, cheveux décolorés & en pagaille façon « surfeur », lumineuse, généreuse. Perfection sans affectation, très douce soirée.

La raison de notre escale parisienne réside dans le Musée d’Orsay : pour nous, l’art étant essentiellement le XIXe siècle & le début du XXe, il fallait que nous nous rendions à Orsay. Incontournable.

Le métro aérien file d’une rive à l’autre, longue courbe, Olivier s’extasie au passage sur l’objet d’un de ses fantasmes culturels — la Maison de la Radio. Non, pas là Olivier, de l’autre côté, le grand bâtiment arrondi. Lueur de joie dans le vert de ses yeux.

Orsay donc : la file d’attente s’étire sur le quai, pas question hélas de voir l’esplanade (en travaux). Beaucoup de monde mais peu d’attente, un petit quart d’heure.

Je lève les yeux : la coupole de la gare ! Comment avais-je pu oublier tant de beauté ? Et comment a-t-on pu laisser un architecte se déchaîner pareillement, rendez-vous compte, c’était une gare ?!

Pauvre Olive : nous commençons par les arts décoratifs. Lui qui n’affiche guère de goût pour le design tournant de siècle… Pour Fany & moi c’est la félicité : du vrai mobilier Art nouveau ! De l’Art déco en pagaille ! Je ne saurai exprimer exactement l’émoi qui me saisit lorsque je contemple la vaste courbe épurée d’un bureau de Henry van de Velde, un buffet aux formes végétales d’Hector Guimard, une simple chaise signée Peter Behrens… Autant de noms pour moi fameux, adulés. Admiration & incrédulité. « Pour de vrai », ne cesse-je de me répéter, tandis que tournent en moi des bribes de savoir sur Bruxelles, Nancy, De Stilj, la Sécession viennoise…

Moins de goût, en revanche, pour l’art du verre à la Daum & Gallé. Oh ! trois Bonnard au-dessus d’un Van de Velde : une certaine idée de la perfection.

À l’autre bout de la halle, des silhouettes humaines passent derrière la grande verrière, effet de semi-transparence, jeu d’ombre, c’est le monde transformé en expérience plastique continue.

Une petite salle isolée entre deux escaliers : collection particulière, un petit tableau dans l’angle droit, face à la porte d’entrée, me fait immédiatement de l’œil. Un Monet bien sûr.

Salle Toulouse-Lautrec, Fany s’extasie, nous restons plus sereins, moins captés. En revanche : Manet, Redon, Valloton, Vuillard, Bonnard… Tant de bonheurs… Les salles dédiées aux Pointillistes & au Nabis me séduisent plus par leur étrange architecture (cette forêt de piliers fins & droits, quelle idée étrange ?!) que véritablement par leur contenu. Quoique — tout est relatif, bien entendu : je parle ici d’un manque de véritable « coup de cœur ».

Monet, enfin les Monet. Mais pourquoi là ? Une salle carrée, blanche, extrêmement éclairée — quasiment un bout de couloir. D’un côté trois croûtes de Renoir, écoeurement de rose criard, grosses femmes aux chairs plissées. Et face à cette vulgarité, la délicatesse de Monet, sur deux murs : un autoportrait (anecdotique), des nymphéas immenses, des nymphéas vertes, puis réunis sur un même pan trois tableaux renversants : un pont japonais, une nymphéa, un Parlement — ainsi qu’une vue de montagne, sans grand intérêt, maladroitement accrochée au-dessus du Parlement. Ces quatre tableaux ne sont pas alignés, leur décalage paraît inélégant, l’agencement semble presque calculé pour décevoir. Mépris de la Culture officielle, Monet trop populaire ? Commet Orsay peut-il aussi mal traiter ses Monet ? Cette lumière trop crue, trop blanche, cet accrochage en dépit du bon sens, cela sonne comme une insulte.

Et pourtant : extase. Facile, populaire, Monet ? Bah ! Pure émotion. Transi devant une telle beauté, les mots me manquent.

Salle Odilon Redon : éclairage tamisé, belles vitrines. Les dessins de Redon sont bien mieux traités que les chefs d’œuvres de Monet, allez comprendre.

Au fil des salles, des coups de cœur — appuyé sur l’épaule d’Olivier je note titres, noms, dates, sur mon tout petit carnet. Qu’en dire d’autre ? Je ne saurai les commenter — affirmer seulement que chacun de ses tableaux-là furent des découvertes subites, des attirances immédiates & subjectives, quoique toujours partagées avec Olivier : « L’eau et le feu » (Charles Marie Dulac, 1894) ; « Nocturne au Parc royal de Bruxelles » (William Degrave de Nuncques, 1897) ; « Un parc la nuit » (Jòzsef Rippl-Ronai , 1892/95) ; « Les docks à Cardiff » (Lionel Walden, 1894) ; « Nuit d’été » (Winslow Homer, 1890).

Souvenir de ma précédente visite & seule raison (ou presque) de nous glisser dans les salles d’art pompier/catho : l’halluciné « Les disciples Pierre et Jean courant au sépulcre le matin de la Résurrection » (Eugène Burnand).

Admiration teintée d’amusement d’une grande maquette en coupe de l’Opéra. Pour y accéder, il faut franchir une plancher vitré sous lequel s’exhibe une autre maquette, celle du quartier de l’Opéra vu de haut — curiosité, presque le vertige.

Le musée n’est pas si grand & cependant nous sommes déjà épuisés. Trop d’émotions. Petite balade dans les rues, à la recherche d’un lieu où nous poser, nous restaurer. Un bistrot : en guise de 4h, une saucisse & un vin rouge de Chinon, consommés sous des affiches de Toulouse-Lautrec & de Bonnard. Harmonie !

Une pancarte dans le troquet : « La maison n’accepte plus l’échec ». Ou presque.

Je discute avec Fany d’art & d’architecture. Je crois bien que c’est la première fois de ma vie que je trouve quelqu’un avec qui parler d’architecture ! Frank O. Ghery, Ernest Pignon-Ernest, Gaudì, Toulouse, Nantes, l’Espagne…

Angle rue de Lévi/rue de Tocqueville, attendant Fany qui est entrée à la pharmacie, le ciel s’étage au-dessus de la rue Cardinet en une succession de dentelles grises sur la perspective translucide. Fondu du bleu frémissant au jaune paille, tendre lumière en ricoché sur les arrêtes polygonales des façades parisiennes. Sur le zinc des toits, les cheminées noires s’alignent comme les quilles d’un bowling.

Soirée : une copine qui étudie à Rennes débarque, look de secrétaire de direction, strict & conservateur, aussitôt démentit par l’humour & la volubilité de cette petite personne. Qui trouve moyen de glisser dans la même phrase des considérations sur le Guggenheim de Bilbao & les candidats de Star Academy…

#327

Observation liminaire : voyageant seul, je peux me permettre de prendre des notes à tout bout de champ, de me promener avec le dictaphone en poche, de rédiger des fragments de journal le matin avant de partir. Accompagné, en revanche, l’exercice du journal deviendrait par trop égoïste, pour ainsi dire encombrant.

Une semaine après mon retour de voyage, que me reste-t-il alors ? Non pas exactement du bonheur (car si le souvenir de la tristesse est toujours de la tristesse, le souvenir du bonheur n’est déjà plus du bonheur, n’est-ce pas ?) mais une sérénité persistante, profonde, que même la subséquente semaine d’intense activité à la boutique, et des tensions perceptibles dans cet environnement ingrat, ne sont pas encore parvenus à mettre à mal. Sept jours de voyage, sept jours de joie, de partage, de découverte, d’émerveillement, de plaisir à la fois intense & tranquille, un long bonheur sans heurts.

Et une impression d’enrichissement : ce voyage fut comme le labourage d’un champ en friche, la terre fraîchement retournée se remet à respirer, sa surface grise & sèche fait place à un lourd humus couleur de chocolat, gras & odorant, de vieilles graines éclosent soudain, de jeunes pousses vertes pointent leur tête…

Et puis (surtout ?) des images : des images plein la tête, paysages peints & paysages vus — beauté naturelle & beauté adhérente, dirait mon kantien d’Olivier.

Infusion des sentiments, ce journal devra forcément se faire impressionniste : c’est de rigueur.