#426

Nyons — noté le jeudi 29 (suite & fin)

Ugo & moi attendons le chaland, sans grande illusion mais fort gaiement. Salon du livre: dommage, ils n’ont pas commandé mon « Dico féerique ». Le jour est beau, l’ombre des arcades encore fraîche, les senteurs du marché derrière nous flottent dans l’air bruissant. Au bonheur tranquille de la beauté de ces lieux s’ajoutent soudain la joie lumineuse de l’amitié: Mireille & Gianji nous font la surprise de débarquer.

Nyons ne fut pas toujours ensoleillé: deux jours de ciel maussade & d’averses maigrelettes. Je ne sais si nous aurions aussi bien travaillé si le soleil avait brillé par autre chose que son absence. Le séquencier de notre roman en collaboration (but principal de cette « retraite » nyonçaise) est déjà achevé: trois jours seulement. Plaisir du travail terminé. La chair devrait s’avérer relativement aisée à poser sur ce canevas.

Dans la langueur post-pandriale, alors que l’air s’immobilise, je m’efforce vaguement de faire ressurgir ces images vertes & or engrangées en quatre jours que la beauté & la complicité parent d’une subjective durée – comme si un séjour aussi plaisant, aussi riche, s’étalait en une longue vibration. Les moments héliotropes ont bien plus de valeur que les moments ordinaires — y compris en termes temporels. Je veux dire: les semaines de travail routinier, ennuyeux, ne me semblent guère compter, tandis que la magie de quatre jours à Nyons (ou celle d’une semaine à Lambesc, par exemple) irriguent toute ma vie. Et que les images qui y sont collectées ne cessent de me construire, de résonner en moi…

Sirius, envahissante petite perle noire au museau de gargouille, qui ne cesse de se blottir que lorsqu’il bondit, sautille, frétille, toujours grognottant… Les ramures tressées de l’abricotier & du grand cerisier, protégeant l’espace privilégié du jardin/terrasse… Les platanes qui tendent leurs doigts verdoyants dans le cercle déserté après le marché, au centre des façades muettes que le soleil repeint d’un blanc éclatant… Les ruelles qui se déhanchent en volées de marches, débuts d’escaliers, portes multicolores, pavés inégaux & façades claires… Les hauts & les bas de la vieille ville, sous le chapeau en dentelles de mauvais goût de la Tour Randonne, catholicisée de farce… La librairie de livres anciens (Galerie Fert), toute en voûtes roses & tapis de corde, un antre de gourmandise bibliophilique forcément fatal au porte-monnaie. Dos en cuir & gravures fanées, le mystère des titres en ronde-bosse & des lettres dorées… Le petit chien noir qui s’éloigne de nuit sur les pavés luisants, sous les voûtes basses & entre les murs torves de la vieille ville: encore un cliché à la Doisneau…

Nous travaillons dans la petite pièce qui prolonge une chambre telle une véranda — je songe à une autre véranda, celle du « Perchoir », l’une des maisons de mon enfance, tout en m’amusant du design désuet des appareils entassés contre l’autre mur, des appareils dont nous ne nous servirons pas (téléviseur, ventilateur, radiateur) & qui tous présentent les arrêtes aiguës & les arrondis suaves des années 1960/70. D’ailleurs, toute la maison semble figée dans cette période — découverte dans une bibliothèque d’une belle collection du Spectacle du monde, revue politico-culturelle datant d’entre 1974 & 79. Redoutablement réac & adorablement rétro.

Jusqu’au bourdonnement solitaire d’une mouche, dans la lumière tamisée des stores, & le babille vain de France Inter sur la radio d’en bas, dans la cuisine, qui me rappellent mes vacances bretonnes de naguère.

Maison tordue, biscornue, ses pièces s’étagent en vrille. 23 marches pour y grimper, l’entrée obscure (bouche de fraîches tommettes rouges), puis la torsion d’une volée successive d’escalier, qui partent à l’assaut de la pente: encore 23 marches jusqu’au jardin/terrasse, tout là-haut.

Perché sur l’échelle pour piquer quelques cerises, j’admire le tableau qu’encadrent les branches: au-dessus du jardin, un buis tordu, la chevelure d’un pêcher, le haut du mur de l’ancien couvent & encore la dentelle à la Viollet-Leduc. La sainte vierge a un paratonnerre planté dans le postérieur. En revanche, sur la grande place du village, Marianne pose avec un déhanchement lassif. Son visage radieux & ses bras gracieux sont peints, rehaussant le cuivre verdit d’une couleur fraîche, presque trop guillerette pour être vraiment décente.

Vers le « trou du Pontias », nous grimpons d’abord parmi les oliviers puis sur la roche striée, au sein des genêts. Fin de journée, la lumière rasante recoiffe les sylves & voile les pentes d’une brume bleutée, tout en bas l’Eygue serpente plus en sable qu’en eau. « Ugo, vient voir! » Mon compagnon remonte le sentier en grommelant mais la vue vaut l’effort: une pyramide! Une pyramide géante domine Nyons, couverte de forêts mais clairement discernable, ses arrêtes nettes dans le soleil déclinant.

Noté le 30

Fin de séjour, fin de journée: lente nuit à la lueur des bougies, même un orage timide ne parviendra pas à réellement troubler la gaieté dolente & la gourmandise amusée de notre tablée sous les cerises.

Départ: « Moi j’le trouve beau », fait le garçon qui passe avec un bouleversant sourire, une mèche sur l’oeil, alors que ses copains viennent de s’amuser de la laideur du petit chien.

#425

Nyons — noté le jeudi 29

« Librairie E. Pinet »: en ce jeudi matin notre stand se pose face à cette incroyable boutique, improbable fragment d’un passé qui, par un miracle que je ne m’explique pas bien, a survécu intact jusqu’à nos jours. La librairie Pinet présente même un superbe assortiment de plumes sergent-major dans sa vitrine étroite. À l’intérieur, se devinent des étagères qui montent jusqu’au plafond, emplies de crayons, de ramettes de papier, de cahiers, de pochettes Cansson, et bien entendus de livres, des piles de livres.

Des pinceaux « Winsor & Newton » apportent à ce capharnaüm infiniment désuet leur touche british. Hors du temps.

Tenaillé par la curiosité, il me faut entrer. Oh, cette odeur d’encre! Lourde, prégnante… Je l’imagine de ce bleu-noir qui stagnait au fond des encriers de mon enfance — lorsque dans une école primaire si réactionnaire qu’elle n’avait jamais accepté le passage à trépas de la IIIe République, nous sabotions le travail à la plume en trempant des bâtons de craie.

Odeur d’encre & impression d’avoir basculé dans le sépia. Le comptoir en bois est un meuble à la beauté simple que s’arracheraient les antiquaires, plein de larges tiroirs. Son dessus usé croule sous les articles de papeterie, les stylos & les pinceaux. Des masques blancs grimacent au-dessus de la petite porte, là derrière, sans doute une réserve? Quant aux livres, ils s’étagent en piles horizontales, en tas indécis dont l’ordre n’est certainement apparent qu’aux yeux des propriétaires. « Magie de l’Égypte des Pharaons », « La beauté des plantes », est-ce moi ou même leur stock fleure-t-il bon le léger parfum de l’obsolescence? Évidemment, je me fais influencer par le contexte — comment pourrait-il en aller autrement lorsque les lieux s’imposent comme un cliché de Doisneau? Les étagères sont d’un vert tilleul, le bord des meubles râpé, le sol en carreaux de grès, la devanture d’un bois sombre présentant tous les signes de l’usure, sous une enseigne presque effacée, les volets sont fanés & les vitres poussiéreuses.

Devant cet endroit d’exception, un vieil homme faussement atrabilaire rêvasse au sein des piles de ses bouquins. Les rides creusent des bajoues souriantes de chaque côté de sa bouche, il a des yeux saisissant de bleu, le nez fort mais la bouche molle d’un vieillard. Une tignasse d’un blanc parfait, coupée au bol, surmonte son visage rugueux. Pierre Magnan. Adorable artisan du polar provençal: le commissaire Laviolette n’aurait rien de déplacé sous les arcades basses, en fait il a certainement déjà foulé les grandes dalles grises de ces lieux. Magnan & Laviolette sont dans leur jus. Le vieil homme trucule sur la lourdeur de Yourcenar & l’application de René Char.

(à suivre)

#423

Des propos que l’on pourrait facilement m’attribuer — tirés d’une préface de Jean-Claude Forest à la réédition d’Ici Même de Tardi:

« J’ai comme tout le monde des opinions politiques. Elles sont faites de compromis et d’aménagements entre un romantisme atavique — qui soutient mon attachement à la liberté, à l’égalité des droits, à la justice sociale, au respect des individus — et les ruades de mon égoïsme, lequel oriente volontiers son rétroviseur nostalgique vers un dandysme peu soucieux des misères du monde et au demeurant inaccessible. »

#422

Épinal

Un voyage en train vers les Vosges demande une infinie patience — en cela, la SNCF demeure encore la fille d’un autre siècle, d’une autre société: alors qu’aujourd’hui l’on serait tous censés prier sur l’autel de la vitesse & sacrifier au culte de la quotidienneté affairée, le train pour sa part (en dehors de la famille pressée des TGV, Thalis & autres Eurostar) propose encore un mode de transport forcément contemplatif.

Les petites gares se succèdent au sein d’un paysage parfaitement vert & des noms de saucisses me résonnent aux oreilles (Montbéliard, Morteau), flûte: j’aurais été bien avisé de prendre un petit-déjeuner avant de partir. Lors du changement de train, j’ose quelques pas en dehors de la très vilaine gare. Kebab, ce sera: pas aimables, les gars, mais leur viande est bonne.

Je lorgne des architectures qui ne me sont pas familières — villages & petites villes, maisons isolées, vaste ferme fortifiée ou abbaye de pierre grise & toits amples. Au passage au-dessus d’une large rivière, je m’étonne de la présence de quatre ou cinq silhouettes humaines les pieds dans l’eau, vêtues de grandes parkas noires et de chapeaux à bord mou, un peu la version « men in black » des pêcheurs bretons — certains se tiennent sur la rive, d’autres sur un banc de sable,d ‘autres encore pataugent. Que font-ils donc? Le déplacement du train me dérobe cette vision incongrue de sable, d’eau, de joncs & d’hommes en noir. Au-dessus de la gorge se dessine en ligne nette une écriture inconnue: des lettres carrées, sombres, à la fois presque abstraite & confusément reconnaissables. En fait, des arbres.

Le petit train orange s’enfonce dans les Vosges sauvages: nous croisons des stations désaffectées, et même celles où l’on fait halte se chargent d’une mélancolie désuète, toutes rétros & décaties comme des vieilles dames qui ne s’accrochent encore à leur élégance passée que par habitude.

« Bain-les-Bains », sublime sottise de l’allitération!

À l’arrivée, rapide crochet afin de déposer nos minuscules bagages (monsieur Gérard Klein venait lui aussi d’être pris en charge par notre couple de conducteurs/organisateurs). Puis la voiture nous dépose sur les lieux du festival: un jardin public en bord de canal.

Si la tente principale, celle de la librairie, ne présente rien de bien original (une longue structure d’un gris clair, aux fausses allures d’abri du désert pour général mussolinien, alors que sa toile ruisselle de l’humidité locale), par contre sa voisine renforce l’aspect gentiment démodé du parc, son utopie bourgeoise de l’entre-deux-guerres. Il s’agit d’une sorte de chapiteau de cirque, bariolé, tout rond & tout séduisant: cette fois j’en suis certain, nous sommes à Célesteville! Quoique l’intérieur célèbrerait plutôt le souvenir des « Mystères de l’Ouest » que celui du Roi Babar: portes & plancher en bois, long bar courbe & rutilant, le pourtour de la rotonde s’aménage en box comme dans un pub & des colonnes en bois ponctuent la circonférence de ce que l’on imagine bine être d’ordinaire une salle de bal. Les miroirs qui couvrent le moindre espace mural renforcent encore cette impression de saloon. Et avec la toile multicolore qui s’élève pour former le chapeau de cet étonnant édifice, on ne sait plus trop si l’on vient de pénétrer dans un cirque, dans un bal musette ou dans un saloon… Trouble encore accentué par le fond musical, qui ne cesse de changer l’ambiance de séance de parlotte en séance de promo: baroque, tzigane, jazzy…

Le bonheur & la malédiction de ce genre de festivals, c’est à la fois la richesse & la brièveté des échanges, des rencontres, de retrouvailles. Michelle, Sara, Sylvie, Michel, Francis, Joëlle, Jean-Pierre… Amitiés renouvelées à la volée, peu de temps pour plus qu’une bise & quelques minutes d’échanges de données personnelles… Je m’étonne & m’enchante de la générosité de certaines rencontres pourtant si rapides: Rachel Tanner décidée, Bernard Simonay bonhomme, Bernard « the legend » Blanc volubile (si affectueux & pourtant si visiblement volatile, certainement prompt aux emportements). Autant par choix que par hasard heureux, je me polarise surtout sur Fabrice (samedi) — grande joie de découvrir sa présence en ce festival, puis plus tard d’apprendre que son train lui ayant fait faux bond, il restera toute la soirée. Puis sur Johan (dimanche). Des complicités tranquilles, d’une évidence dont il convient de savoir apprécier la rareté.

Epinal? Un rapide tour du vieux centre en compagnie de Johanna & Johan — la basilique St Maurice trône en son centre comme un animal étrange, cousu de pièces & de morceaux. Deux tours de brique rose, toutes simples, deux ailes gothiques, torturées, un clocher roman, au porche curieusement ficelé de motifs géométriques, comme des exemples décoratifs pour un catalogue d’église-ready-made.

Au bord du canal, tout au bout du boudin blanc du festival, d’anciennes demeures bourgeoises mirent dans l’eau leurs façades des années trente. Les oiseaux chantent-ils plus fort lorsque le temps est à la pluie? J’ai souvent cette impression.

Mais alors, avec le climat local ô combien humide, les piafs des Vosges devraient être un peu aphones!

Retour automobile & bavard. Alors qu’en quittant la petite ville Jean-Jacques me parle de la sorte d’autisme qui est le sien, je ne cesse d’observer ce monde qu’il dit ne pas voir. Des coulées lumineuses marbrent les nuages bas. Un grand arbre mal peigné semble jouer les épouvantails sur le dos rond d’une colline herbeuse, il agite ses branches hirsutes en salut écolo.