#416

Instant lucide (2)

(vers minuit)

Une rosée nocturne luit sur l’herbe rase, tandis que tassés dans l’ombre épaisse les buissons se sont fait gnomes griffus, très affairés à téléphoner des instructions chuchotées à leurs complices (par le fil à linge, télégraphe à leur dimension dont les poteaux ponctuent le jardin). Alentour, les museaux camus des immeubles baignent muettement dans la lueur orange des réverbères. Une unique étoile brille sur ce quartier perdu, dominant de peu les arrêtes aiguës & les pentes obtus des toits de tuiles. Fine & longue, l’ombre rousse d’un chat file soudain d’un mur à l’autre, comme les graviers crissent dans l’allée sous un pas d’homme. Un klaxon nocturne aboie, bref, rauque, dans le lointain. Je n’ai plus froid, n’attend rien, ne demande rien, me contente d’être attentif — « placidité », ce doit être le terme que je cherchais.

#415

Instant lucide (1)

(vers 19h30)

Le charme un peu hautain des grands bâtiments de la fac, d’une aristocratie toute hausmanienne, se détache en une rectiligne dorée & éclatante sur le ciel fuligineux. Dans l’air immobile, de longs nuages blancs s’étirent en filaments, au ras du pont (barre sombre), tandis que tout le reste n’est que barbouillage de gris, du clair au foncé, indécis, sans une trace de ce soleil qui, pourtant, illumine si nettement la fac au-dessus des arbres. L’eau du fleuve brille avec des reflets de nacre — comme l’intérieur d’un coquillage, ou bien est-ce plutôt comme une huile turquoise, parcourue de rides trompeuses.

#413

Puissent les lecteurs de Volage, rares & donc précieux, me pardonner: je n’ai plus guère pour le moment l’envie de me pencher sur ses fantômes. Ça reviendra, certainement. Pour le moment, mon refuge fictionnel habituel me suffit: les enquêtes de mon détective londonien. J’ai repris une nouvelle abandonnée un temps — comme tant d’autres, puisque si j’ai terminé huit novellae, il y en a bien autant de diversement débutées & qui chacune à son rythme progresse tranquillement, par bonds subits ou par ajouts réguliers.

« The evening sun was a giant peach in the rearview mirror, apocalyptic and gaseous as it burned toward the horizon. »

Le New Yorker a une très longue tradition de publication de nouvelles. Et grâce à la précieuse curiosité de Jean (Douze Lunes), je viens d’y retrouver une petite musique & une qualité d’observation douce-amère qui m’a rappelé, de manière moderne, les meilleures pages d’une ancienne vedette du New Yorker, Sylvia Townsend-Warner: « Dick » par Antonya Nelson.

Rencontre encore: j’ai acheté il y a quelques jours un ouvrage sur les artistes « outsiders », les fous, les naïfs & les voyants de l’art moderne [Outsiders par Christian Delacampagne, chez Mengès — acheté chez un soldeur pour la dérisoire somme de 2 €]. Et le New Yorker justement de nous entretenir d’Adolf Wölfli, un fou suisse — fascinant.

Lecture: Papa est au Panthéon, d’Alix de Saint-André — récemment réédité en Folio. Quoique un grand fan du premier roman de cette autrice (L’ange et le réservoir de liquide à freins), je n’avais pas acheté celui-ci à parution, tant je déteste les livres grand format qu’on nous publie en France — ces gros rectangles de papier trop chers & en général peu maquettés. Une parution en format de poche, voilà qui satisfait déjà mieux mes critères esthétiques. Quant au texte… Il est tout à fait ce à quoi je m’attendais: une comédie à la fois érudite & drôlatique, terriblement bavarde, servie par un style jubilatoire. Les trouvailles de cette fille! C’est presque trop, par moments. Ah, que ça fait du bien: enfin de la littérature française contemporaine qui n’est pas triste à pleurer! Alix de Saint-André mériterait d’être anglaise, tiens! 😉

Lecture encore: The Golden Gate de Vikram Seth, une comédie romantique située à San Francisco par un écrivain anglo-indien. Amusant & touchant, une jolie tranche de vie(s) servie par un style impeccable — à cette bizarrerie près qu’il s’agit d’un roman en vers. Mais j’avoue que si, effectivement, la structure versifiée & rimée procure une élégante cadence à ce texte, je demeure malgré tout pas vraiment convaincu de l’intérêt de tant d’efforts. Car il me semble que ce rythme s’estompe assez vite dans mon esprit, puisqu’en reconstituant les phrases complètes à la lecture continue, la musicalité tend à s’estomper, à ne plus véritablement se percevoir…