#515

Villégiature azuréenne (3)

Le Regina fut un grandiose hôtel, un Léviathan du luxe niçois — aujourd’hui si ses volutes de crème, ses minarets de conte de fées & sa grande verrière sont toujours impeccables, las, plus de Matisse pour découper des papiers aquarellés dans son atelier/apparteent, non, juste des neuropsychiatres & autres docteurs des riches, qui s’y sont aménagés leurs douillets logis au-dessus de la plèbe. Ah, salauds de riches! C’est ce que je dis toujours: le problème, avec les pauvres, c’est qu’ils ont mauvais goût.

Le quartier de Cimiez plane au-dessus de la ville dans des élancements de grandes résidences désuètes, de petits bâtiments Art-déco & de longs balcons ouvragés, que ponctue l’esthétique des hautes silhouettes des pins maritimes arqués dans le sens du vent. Niché là, au coeur d’un jardin zen, le musée Chagall étire sa forme féline, d’un gris paradoxalement idéal afin de mettre en valeur les éclatantes couleurs du maître russe. « Message biblique », d’accord, assurément peu ma tasse mystique, mais qu’importe en fait le sujet: anges, chevaux volants, petits démons, arbres enchanteurs, transcription des sentiments d’émerveillement — Marc Chagall peignait là le merveilleux, tout simplement. Alors bien sûr, la matière de Chagall me semble trop éloignée du réel pour tout à fait me parler… Car le merveilleux, pour être intéressant, doit parler du monde! Il est un filtre pour comprendre ce qui nous entoure, tout comme la science-fiction quoique avec des outils différents. Le merveilleux informe, explique, éclaire — s’il est bien fait, du moins: foin des bouillies de chevaux & de dragons, des preux chevaliers fiers de leur supériorité & des médiévalismesd’opérette dont les éditeurs assomment des lecteurs trop nombreux, déjà abrutis par le prêt-à-penser hollywoodien & affadis par les lieux communs de la culture de masse… Paradoxal, peut-être, mais seulement pour l’observateur superficiel, mon peu d’appétit pour certaines imageries traditionnelles du merveilleux, moi qui me suis fait le spécialiste de ce genre de l’imaginaire.

Alors Chagall: plus beau à mes yeux chaque fois que son art tend vers plus d’épure, de simplicité. Les lithographies, par exemples, belles illustrations d’une sobriété lumineuse. Les vitraux, aussi, pour leur grâce. Mais les tableaux me semblent trop souvent chargés, mon oeil se perd quelque peu au sein du fouilli des figures & des végétaux. La couleur est, elle, toujours parfaite. Et un coup de coeur pour le départ du Paradis, à la composition admirablement équilibrée, au vert vibrant, aux figures mystérieuses…

Matisse ensuite, mais d’abord une promenade aux abords de son musée rouge, vert & june: le Jardin de Cimiez (longue pelouse à l’expressivité théâtrale, décorée de noms de jazzmen, où les troncs torturés des oliviers semblent comme des vieillards en sentinelles), puis la vieille église franciscaine (à la façade d’un ocre usé, portant son gothique vertical avec la fierté d’une noble vieille dame) & ses terrasses ô combien latines, pergola archétypale & jardin de pierre. Le regard plonge sur la ville, vision à la fois objective & idéalisante des entassements urbains: à la fois s’y distingue sans fard la médiocrité des immeubles modernes & la séduction ineffable que m’évoquent toutes les géographies citadines. Et puis Nice sait se donner à voir: la dramatisation des flancs de collines, le petit dôme blanc de l’observatoire, l’étoile d’un fort, les touches d’ocre & de jaune des façades, les rehauts de rouge, les élans des pins & le long cou des palmiers, avec toujours la mer qui se devine, là-bas, sur la droite, grande lumière qui éclaire le ciel là où s’ouvrent les vertes épaules des montagnes & que s’érige, un peu incongru au sein des déferlantes de l’urbanisation, le terte du château (site originel de Nice).

Musée Matisse – je ne sais pas grand-chose de cet artiste, en fait. Découvert ravie de ses débuts, une tempête à Nice dans le sens de Marquet, une jeune femme à l’ombrelle pointilliste, « Les Gourgues » (1898) impressionnistes, etc. De très grands croquis en couleur, aussi: Matisse par derain & madame Matisse par Marquet.

Papiers découpés: très séduisants, mais. Mais? Plus du domaine du « joli » que du « beau », pour moi.

Sculptures comme recherches sur les volumes avant de ne tracer qu’un seul trait sur le papier, épais, sensuel, une ligne à l’apparente facilité qui est en fait issue de toute la recherche de l’artiste sur la plénitude du contour.

« À l’encontre des portraits cubistes, il ne s’agit pas de reconstruire et de mettre en relation des plans différents de l’ensemble, mais de diriger l’attention sur un caractère particulier & d’en modifier les proportions par rapport à celle des autres éléments, afin de mieux observer, révéler & transcrire la plastique. »

Je crois bien être déjà en train de tomber amoureux de Nice! Si les papiers découpés de Matisse m’apparaissent « jolis », la montée vers l’ancien château, au-dessus du vieux port, va bien au-delà. Un sublime », aps du même ordre que celui de Paris: non orchestré, non régimenté en grandes perspectives, non, plutôt le visage tantôt canaille tantôt prétentieux, souvent désuet, d’une grande ville portuaire, une Barcelone qui aurait cédé aux sirènes des vieilles anglaises plutôt qu’à la rage d’un Gaudì… Je conçois aisément qu’on puisse la trouver déplaisante, cette vieille bourgeoise qui ne vote qu’à l’extrème-droite & tous ces aristos juchés sur leurs sommets (amusante toponymie de Cimiez, de Léopold II à la Reine Victoria en passant par Édouard VII). Pour ma part, non indigène, je veux bien me laisser séduire. Ébahir, même: devant le spectacle de la mer (diaprures du soleil couchant depuis l’ancien château), devant le bruit de celle-ci (ressac ourlant la baie en dentelle blanche & or & rose), devant les toiles du Cours Saleya, devant le rythme des fenêtres, devant la houle des toits de tuile, devant les hampes des cactus, devant les déhanchements des pins, devant le tanguage des mats, devant les grands paquebot posés devant les immeubles en toute simplicité, devant le clipper laqué de jaune & vert… Chance supplémentaire d’un séjour hivernal: cette saison à des douceurs & des subtilités que ne propose pas le plein été, une teinture différente de l’éclairage cru d’un ciel trop bleu. Chaque promenade s’achève par le retrait solaire, la lumière or & rose, rasante, une brume qui brasse l’indigo, le parme, le puce & toutes les nuances de l’azur au rosé, la poésie de l’indécision des photons, les étincelles des guirlandes.

#514

Villégiature azuréenne (2)

Sitôt tonné le coup de canon de midi, partons vite: direction Biot, le musée Fernand Léger. Un artiste que je connais mal, que je ne suis pas même certain d’aimer. Mais rien ne vaut la confrontation avec une oeuvre, originale: un vrai tableau, pas une reproduction – ainsi sait-on l’effet véritable de l’art, sans autre médiation que le cadre d’exposition un peu solennel, le mur consacré par la culture officielle, le « recueillement » quasi obligatoire du musée.

Fernand Léger, alors: les lignes grasses & les couleurs vives, qui éclatent dès la facade, une longue fresque en céramique. Artiste aux matières variées, à défaut peut-être de varier la manière: dans l’atrium d’entrée, un haut vitrail de verre épais & deux immenses tapisseries, puis une pièce emplie de céramiques, ô combien typées « fifties ». Débutons par le début… Léger impressionniste? La tronche mafflue d’un oncle très coloré, un petit émiettement à la Monet & surtout: la chaleur tremblant sur les fortifications d’Ajaccio (1907).

L’abstraction d’avant la Première guerre mondiale: pas encore la ligne typique du peintre, mais déjà le goût des couleurs vives & puis en fait, pas réllement abstraite, cette abstraction, encore ancrée dans le réel, un 14 juillet tricolore, des toits de Paris, tous transformés en cisaillements mécaniques qui me paraissent assez « russes »… S’ensuivent les oeuvres d’un Léger plus reconnaissable, nature morte lettriste, grosses dames, lignes larges & torves, rouge, bleu, jaune…

« Je fus ébloui par une culasse de 75 ouverte en plein soleil, magie de la lumière sur le métal blanc. Il n’en fallut pas moins pour mefaire oublier l’art abstrait de 1912-1913 […] quand j’ai mordu dans cette réalité, l’objet ne m’a plus quitté. » (Fernand Léger, à propos de la guerre des tranchées)

Je chercheun terme: « charnu », voilà, l’art de Léger est charnu. M’amuse la trogne à la Pagnol de l’artiste: rural, solide, grosse moustache — un péquenot projeté dans l’art pictural & qui a gardé de ses origines le sens de l’objet, du terre-à-terre. D’où son attachement au réel même dans la quasi abstraction, la construction plutôt que la déconstruction, « faire du tableau une belle machine plutôt qu’une copie de machine ».

Et quelle carrière! Dans le monde entier, tant de déménagements, tant d’ateliers, tant de rencontres… Le parcours des panneaux biographiques est en soi un who’s who, depuis La Ruche jusqu’à Le Corbusier. Dans la boutique, Ugo découvre un tout petit livre: Mes voyages (à l’École des lettres). Mais c’est qu’il avait une très belle plume, en plus, l’animal! New York, Londres, etc.

Après Léger le lourd, comme le dit Ugo: visite d’une verrerie de Biot & de la boutique attenante. Pas un gramme de beauté, de pleines étagères de laideur criarde, pataude, vulgaire – quel gachis.

Presque nauséeux (trop de laid nuit à la santé), nous remontons en voiture direction la côte, le port Vauban & le Fort carré. Au-dessus du fouillis des mats & des coques blanches, l’étoile de pierre ocre du fort. Promenade sur la jetée qui enserre le monument, alors que le soleil entame sa descente. La lumière vernit la rade d’un jaune brillant, lisse la mer d’un bleu soutenu: tableau naïf, avec un paquebot en lente glissade pile sur la ligne d’horizon, le phare trapu également repeint en jaune, les ombres longues multipliant le nombre des promeneurs contre le mur, & puis un voilier qui file vers Nice, & un autre dont seule la voilure s’aperçoit de l’autre côté de la rade. Sur le bord, la mer semble passer en solarisation — des rides infinies, les roches en taches d’ombre, les embruns éblouissants & le ressac sombre souligné d’argent.

Au retour, seuls les sommets enneigés luisent encore en teintes rosées, tout le reste du paysage de la baie, montagnes, collines, Nice, se fond en une seule barre indigo filant longtemps sur la Méditerranée. Tandis que cette dernière est de mercure, étale sous le ciel estompé.

Un tour par la marina de la Baie des Anges – penser au tollé que cette réalisation architecturale souleva, alors que jamais personne ne semble s’offusquer de la médiocrité de la plupart des immeubles « normaux ». Ne dirait-on pas des arcologies? Mégalo: impardonnable pour les petites gens.

Tout au long de la prom’, alors que défilent les palmiers enmaillotés de lumière, je me dis que j’observe le monde un stylo à la main — est-ce bien « normal », docteur? La normalité: les immeubles anonymes & la verrerie de Biot: bah!

#513

Villégiature azuréenne (1)

Quatre grands blockhaus blancs se contemplent en chiens de faïence, juchés sur les créneaux de leurs murailles de terre cuite rouge. Irrégulièrement percés de petites ouvertures, ils affirment la pureté de leurs lignes, tandis qu’entre eux jouent les courbes d’un cheval de Nikki de St Phalle, couvert de miroirs, & d’un Calder oscillant: le musée d’art moderne & le théâtre.

À Nice. Juste derrière chez mes hôtes…

Car après l’agrément d’un nouvel an en Provence, j’ai rejoint l’azur de la côte, à bord d’un gros car bleu outremer. Les pins parasol, les entassements cannois, la mer d’un cobalt brisé en milliers de facettes métalliques, le ciel glissant indistinct d’une brume parme au turquoise ourlé de rose de la fin de journée, les immeubles kitschs face à la grande eau, le bulbe du Negresco doré à l’or du soleil couchant & les troncs chocolat des baobabs tordant leurs branches en motifs Art Nouveau… Puis l’immensité ocre de la Place Masséna que dominent les guirlandes tendues sur de hauts mats comme les décorations d’un site sacré mésopotamien & la grande roue qui brille or & bleue sur le jour finissant.

Promenade nocturne: les ruelles étroites aux pieds taggés, la façade baroque de la cathédrale, la fragilité des balcons, les squares endormis, le visage austère de l’hôpital, les volutes de la Poste, l’outrecuidance coloniale de la Préfecture, le faste à la Orsay de l’Opéra, la longue avenue au charme entre Rome & Los Angeles, & la gifle glaciale qui cingle depuis cet immense abîme noir, la mer, respirant au bord du sable en un ourlet blanchâtre.