#570

Word est un con: terminant de rédiger un article à propos de Lewis Carroll, j’ai eu la surprise de soudain découvrir que le « snark » que je venais de taper avait magiquement été transformé en « nard » par les génies de chez PetitMou.

Si, si, j’ai vérifié: le mot nard existe, c’est une plante herbacée.

#569

Fête du livre jeunesse à Villeurbanne: cette fois la chance est avec eux, il fait un temps superbe, aux transparences estivales.

Devant la salle principale, caracolent d’étranges animaux extraterrestres (des yuoclund, que ça s’appelle), saisissants de réalisme: comme de gigantesques moutons arqués sur des pattes immensément hautes, le lainage long, le groin camus & sombre. Il ne leur manque que l’odeur de bouc pour être plus parfaitement réalistes.

À l’intérieur, beaucoup d’illustratrices/illustrateurs (of course) & je fais un grand effort pour ne pas me ruiner… Quelques connaissances, un gars qui sort de prison, un vieux copain perdu de vue depuis des lustres qui gère maintenant un beau site culturel (Sitartmag), l’illustrateur Philippe-Henri Turin (dont le talent avec un pinceau me sidère toujours), un journaliste que je connais depuis longtemps (il bosse depuis 19 ans dans son magazine, je suis resté 17 ans à la librairie: tout ça ne nous rajeunit pas, faisons-nous pour notre minute de vieux croûtons), mes anciens collègues…

Le couloir entre les deux salles s’habille en Nautilus: des hublots rutilants s’ouvrent sur d’étranges machines, des lumières, des formes merveilleuses.

Aller comme retour, une halte au pied des « grattes-ciel »: ces petites tours érigées dans les années 30 par l’architectecte Tony Garnier, en plein centre de Villerubanne, ne cesseront jamais de me séduire. Eles sont une sortes de folie hollywoodienne, un décor infiniment kitsch & par conséquent attendrissant, une beauté désuete dont l’aspect autoritaire (l’hôtel du ville est du pur stalinien monumental) a cédé, sous les années & les coups de pinceau blanc, à l’appel de cette curieuse mollesse urbaine dont Villeurbanne semble s’être fait une spécialité…

#568

Vu l’expo « Focillon, la vie des formes », que le Musée des beaux-Arts (de Lyon) consacre à l’un de ses conservateurs, Henri Focillon, qui domina la vie de ce musée durant une bonne partie de la première moitié du XXe siècle.

Regarder une peinture, pour moi, c’est une tension délicieuse, comme une sorte d’élan qui précipite mon attention sur la toile. Je retrouve toujours avec plaisir & surprise cette sensation étonnante.

Focillon était un homme ouvert, spécialiste de l’art roman, passionné par l’art moderne de son temps mais méfiant vis-à-vis du cubisme, du surréalisme & de Picasso (bienvenue au club), fasciné par l’art oriental, au point de se convertir au bouddhisme vers la fin de sa vie, mais entretnant également d’étroits liens avec la Roumanie.

De tous cela, témoigne cette expo captivante: d’abord l’enchantement de découvrir de véritables miniatures persannes (jamais exposées depuis l’époque de Focillon — mais pourquoi donc? Dans quel dédaigneux grenier dormaient-elles?). Puis des tableaux impressionistes lyonnais — « La Locomotive » de Louis Beysson (vers 1900), qui confronte deux locomotives à la vapeur verticale à un solide cheval, tête baissée, dans une scène entre ville (grands immeubles, voûtes de la gare) & nature (broussailles du premier plan). « Démolitions » d’Eugène Brouillard (1913): immense & toujours actuel. Et puis le soleil ondoyant dans les vagues d’une aquarelle niçoise de Signac.

Focillon n’était pas qu’un esthète: théoricien de l’art, il était également un beau styliste, comme en témoignent les facsinants commentaires qui ponctuent le parcours, parfois plus pertinents que els toiles elles-mêmes. Beau choix: une anthologie de superbes descriptions, presque des poèmes. Ainsi de « La forêt de Fontainebleau, enceinte palissadée » de Narcisse Diaz de la Pena (1868), de beaux arbres dans le style de Barbizon: « L’arbre de Diaz porte des feuillages où crépitent les rayons, son écorce est parure, et toute chamarrée de lueurs errantes. »

Le demi-jour gris et rose des danseuses de Degas; la limpidité aquatique des baigneurs de Cézanne; les rouges et ors d’une femme mauresque de Chassériau; les figures cocasses des chapiteaux romans; se conjuguent pour brosser le portrait d’un connaisseur d’art.

« L’écriture comme sur la feuille blanche ces petits signes pressés, sombres et actifs. »

« L’oeuvre d’art résulte d’uneactivité indépendante, elle traduit une rêverie supérieure et libre, mais on voit aussi converger en elle les énergies des civilisations. »

« La conscience humaine tend toujours à un langage et même à un style. Prendre conscience, c’est prendre forme. »

Le choc tendre de « Jour de pluie » par Takeuchi Seiho (1922): noyé d’encre ombre. Quelques bois de Hiroshige & Hokousaï. Deux peintures boudhiques (Tibet) jamais elels non plus exposées depuis l’époque de Focillon. Latinité: art moderne d’Espagne… et de Roumanie. Les propres dessins de focillon proviennent du Cabinet des Estampes de Bucarest. Impressionistes roumains, la géométrie séduisante du « Puits au village de Brebu » par Stefan Luchian (1908).

« L’art n’est pas seulement une géométrie fantastique, ou plutôt une topologie plus complexe, il est lié au poids, à la densité, à la lumière, à la couleur. »

#567

Lorsqu’enfin l’on peut éteindre la rumeur du chauffage central & que les fenêtres s’ouvrent sur un plus-ou-moins beau temps, la ville pénètre jusqu’à mon bureau, là, derrière les stores vert tilleul, les hampes du tamarin, les feuilles lancéolées du potos & les dentelles dégouttelantes de la misère.

Par le biais de ma lucarne, depuis mon fond de cour, je vois briller les tuiles & filer les chats. Et puis surtout: j’aime à écouter le ressac urbain: le feulement d’une cheminée, l’intermittent souffle de la rue, un éclat de voix étouffé, les cris des mômes dans la cour d’école, deux aboiements de chien, le sifflement d’un merle, une moto grondante. Les plis & replis sonores de la vie citadine. Pas d’attention, juste une respiration en sourdine, vaste, à la fois éthérée & enveloppante.