#621

Musée des Beaux-arts, bien sûr: comment ne pas poursuivre ma visite des musées de province? Et épaté je suis. Il doit s’agir de la plus belle collection que j’ai vu, à égalité avec celle de Lyon. Je conservais le souvenir d’un grand nombre de croûtes, alors exposées dans les sous-sols de la Galerie des Beaux-arts (désormais seulement consacrée à des expositions temporaires), tandis que maintenant l’aile nord du musée présente un parcours impressionnant (hum, jeu de mot involontaire).

Outre que je me suis pâmé devant leurs dix Marquet, fan que je suis de ce peintre (natif de Bordeaux), ce sont de nombreux Redon, Ziem, Gervex, Renoir, Matisse, Valtat, Maufras, Guillaumin, etc qui se proposent à l’admiration. Avec un coupd e coeur particulier pour une belle toile dans le style d’Atkinson Grimshaw, que je me souvenais d’avoir admiré en mes jeunes années. Les quais de Bordeaux à la nuit tombante, avec un tram qui file et les colonnes rostrales des Quiconques s’élevant dans la lumière déclinante. Par un certain Alfred Smith, natif des lieux, peignant cette scène en 1982.

Etonnante aussi, cette immense toile symboliste à la touche quasi pointilliste, sur els « chimères de l’homme » – un défilé d’individus accablés chacun par leur fantasme privé, pour un beau jeune homme nu la fée de la liberté, pour un autre homme un ptérodactyle lui croquant la tête, ou encore un paon, une jeune femme, un enfant, etc. Par un certain Henri Martin, en 1900.

Jour lent dans la chaleur humide, flâneries et cidre encore.

#620

Le mocteroof est un terme d’origine obscure, utilisé dans les années 1800 pour le métier de frubbishing. Non, je dis ça, c’est juste que je pensais que ça vous intéresserait… C’est en feuilletant un dictionnaire d’Anglais oublié que je viens de dénicher cette perle de connaissance. Il faut dire que je me trouve logé au sein d’une bibliothèque géante, genre songe de Neil Gaiman ou rêve de Charles de Lint, et plongé en sus dans le colossal et très étrange roman de Susanna Clarke, Jonathan Strange & Mr Norrel (qui ne sort qu’à la mi-octobre prochaine), sur lequel ce séjour livresque me donne l’opportunité de jeter un petit coup d’oeil.

Délicieux de préciosité amusée et d’excentricité britannique, cet ouvrage qui pèse dans les 800 pages en petits caractères, fait actuellement l’objet d’un buzz estomaquant, le genre de battage pré-sortie par bouche-à-oreille d’agents / éditeurs comme peu de roman de fantasy en ait eu jamais eu auparavant… Devant sortir chez Bloomsbury, l’éditeur anglais de J.K. Rowling, cet auguste ouvrage se trouve d’ores et déjà annoncé sous le manteau comme un « Harry Potter pour adultes » (après une brève surenchère, c’est finalement Robert Laffont qui vient de l’emporter en France). Et puisque j’avais lu, et beaucoup aimé, les quelques nouvelles de la dame; j’étais bien entendu fort curieux de lire ce Jonathan Strange & Mr Norrel sur lequel elle travaillait depuis quelque chose comme 1992… Et ne suis vraiment pas déçu – j’ai au contraire grand hâte qu’il paraisse, que je puisse en savourer tranquillement la lecture complète.

Relevant sans coup férir de cette fantasy maniériste qui m’est chère (l’école des Caroline Stevermer, Patrica Wrede, Delia Sherman et Ellen Kushner), Jonathan Strange & Mr Norrel s’annonce comme un Emma (Jane Austen) avec de la magie, ou un Anthony Trollope shooté au Grand Albert; une biographie fictive mais détaillée de la carrière de deux magiciens, au début du XIXe siècle (d’où le lien avec les mots étonnants cités plus haut).

Pour le reste, ce début de séjour bordelais semble pour sa part se faire sous le signe du Strongbow (cidre anglais à la pression) et de la minéralité.

Le cidre, c’est parce que cette ville recèle de nombreux pubs (de véritables pubs, je veux dire, pas de ces débits de boissons à peine lookés comme l’on en trouve hélas à Lyon). La minéralité, c’est celle de la ville, encore et toujours. Les travaux du tram s’achèvent, et je m’avoue stupéfait par l’audace des transformations — les artères par lesquelles passent les rames bleues sont pour la plupart entièrement piétonnisées, et cet audacieuse transformation comprend certaines des plus grandes avenues et places de Bordeaux.

Las, les décideurs bordelais vouent malgré une amour immodéré à la pierre, et n’ont guère profité de ces nouveaux parcours pour apporter un peu plus de verdure dans leur cité. Pour quelques arbrisseaux sur les quais, ce sont des grands arbres qui ont disparus du bas de Pey-Berland, et la moitié des colosses végétaux du cours du XXX juillet. Mais enfin, ce travail sur la minéralité déploit malgré tout une esthétique de pierre blonde et de pavés gris qui n’est pas pour me déplaire (avec en prime des passages en pavés de bois, aussi beaux qu’originaux de nos jours). De nouvelles façades ne cessent de se dévoiler sans leur souillure noire, tel le théâtre resplendissant où l’on redécouvre les cariatides. Quant aux Quinconces, leur sylve demeure intacte et a même été débarrassée des parkings qui en enlaidissaient le pied.

Promenades, vers des lieux que j’ignorait de Bordeaux et qui en sont pourtant des points importants: le jardin public, aux douces courbes désuètes et à l’étonnant péristyle tel l’ossement des anciennes serres; au bassin de nymphéas tremblantes et aux senteurs de jardin botanique; à la petite rivière et à l’île secrète sur laquelle Michel Suffran fit autrefois se dérouler un passionnant polar.

Plus loin, nous poussons vers les ruines du Palais Gallien, vestige d’un colysée romain. Souvenir d’un temps où l’on savait s’amuser – notamment à brûler du chrétien.

Le silences des échoppes (maisons basses traditionnelles) et les grimaces des mascarons (visages sculptés des façades) guident nos pas sous une voûte céleste piquetée de blancheurs, d’où sourde une chaleur moite. Sur la Grosse cloche rutile le lion redoré de neuf, tandis qu’au sommet de Pey-Berland flamboie la Vierge, soulevant mutine sa robe également d’or nouveau.

Du côté de Mériadeck, de mon passé ils ont fait table rase: la rue Léon Vallade n’existe plus, du tout. Sa mémoire va même être effacée des plans. En lieu et place du « dernier carré » (que j’évoquais dans mon récent « journal de bordel »), devrait un de ces jours s’élever un pâté de ziggurats post-modernes, tranchées en leur milieu par une longue verrière. Pour le moment, un parking anonyme nie les taudis et les péripapéticiennes qui durant une vingtaine d’années vécurent là en sursis. Jours enfuis, bientôt enfouis.

#619

Je suis surpris chaque fois de la lenteur qu’il y a à écrire de la fiction. En ce qui me concerne, tout au moins. M’étant remis à travailler sur une nouvelle, pour ces vacances, je suis comme toujours partagé entre l’enthousiasme de la création et l’étonnement provoqué par son pas mesuré, clopin-clopant. Chaque phrase se mitonne, chaque scène n’avance qu’à tranquille allure. Comment se nomme ce paradoxe, déjà? Celui de la flèche à laquelle il reste toujours la moitié du trajet restant à parcourir…

 

Ecrire plutôt que lire: c’est mon envie pour ce début de vacances. Décision fort aidée par le roman que j’avais emporté, par Martine Le Coz, évocation en deux récits de moyen format du début et de la fin de la vie du peintre Turner. La Palette du jeune Turner suivi des Confins du jour. Débuté d’enthousiasme, tant je me réjouissais aussi bien du sujet que du style, précieusement désuet, empli d’images et de métaphores travaillées, de tournures élégantes. Mais hélas, je déchante: après une cinquantaine de pages je n’en peux déjà plus, écrasé par la pesanteur prétentieuse de tant de joliesses, de recherches vaines et de détours stylistiques au sein desquels le sens semble se perdre. Martine Le Coz s’écoute écrire, oublie lecteur et propos, s’enivre de mots jusqu’à l’indécence – ou du moins, jusqu’aux confins de la cohérence. Bah, n’est pas Flaubert qui veut. Trop c’est trop.

 

Et combien Le Coz se trouve éloignée de Thomas Disch & Charles Naylor, qui dans Neighboring Lives réussissent très exactement ce à quoi échoue  la précieuse tourangelle: une re-création romancée d’existences artistiques.

 

Le quartier londonien de Chelsea, en bord de Tamise, est subitement devenu à la mode à partir de 1834: c’est l’époque à laquelle, séduits à la fois par son caractère presque central, son charme quasi champêtre (c’était avant la construction des « embankments », et donc le quartier incluait la rive douce du fleuve) et ses loyers dérisoires, quelques intellectuels s’installent dans Cheyne Walk et els petites rues adjacentes: tout d’abord l’écrivain et théoricien Thomas Carlyle, avec son épouse Jane et leur bonne écossaise qui ne cesse de changer (Jane est pourtant une jeune femme douce, mais d’une intransigeance presque insoutenable avec ses domestiques). Puis son jeune ami John Stuart Mill, écrivain qui monte, leur voisin Leigh Hunt toujours atrocement pauvre et à la femme embarrassante de laideur et de vulgarité, un gros tas infâme. Enfin, le clan Rossetti, avec Dante Gabriel le peintre préraphaélite, et sa soeur, la poétesse Christina, et bien entendu toute leur ménagerie (y compris un wombat, petit animal australien) et leurs amis bohêmes…

 

Thomas Carlyle devient vite le « sage de Chelsea », plongé dans rédaction d’une monumentale histoire de la Révolution française (pour un lecteur français, il faut préciser que Carlyle est l’équivalent anglais de notre Jules Michelet, jusque et y compris dans le fait qu’on ne puisse plus guère le lire de nos jours). Puis dans sa re-rédaction, puisque son mansucrit est brûlé un jour dans un geste de jalousie mesquine par la maîtresse de Mill, et que Carlyle se retrouve obligé de rédiger ex-nihilo la totalité de son opus magna.

 

Et autour de Carlyle, se déroule la vie du quartier intellectuel de Chelsea, on croise les souverains venu visiter l’hospice militaire, on se délasse sur les pelouses du jardin de Renalagh, Chopin arrive presque mourant, Whistler peint le crépuscule, le brouillard et la nuit, les Rossetti font la fête et se déchirent, la belle Lizzie Siddal meurt d’une overdose de laudanum, à moins qu’il ne s’agisse d’un suicide, le vieux bonhomme « Puggy Booth » s’avère n’être autre que le très célèbre peintre J.M.W. Turner (tiens!), Lewis Carroll passe en visite et photographie les Rossetti…

 

Si tous ne sont pas très connus pour des lecteurs français, l’ensemble de ces personnages prennent soudain un matière, une vérité, d’autant plus remarquable qu’elle est faite de petits riens quotidiens, de l’ordinaire de la vie plutôt que de l’esbrouffe des prouesses artistiques et des carrières intellectuelles. D’une prose admirablement lumineuse et sophistiquées, Disch & Naylor parviennent à peindre toute la vie de ce Chelsea hors du commun, de cette période de l’histoire de l’art d’une fécondité ahurissante: philosophie, musique, histoire, peinture, lettres classiques et littérature du merveilleux y éclosent avec une richesse que savent évoquer Dish & Naylor d’une manière rien moins qu’impressionniste. Il suffit de lire les quelques chapitres consacrés ici et là à la peinture de James McNeil Whistler: il est presque incroyable que des auteurs soient ainsi parvenus à rendre stylistiquement palpable l’art de l’évasnecsent et du demi-jour pratiqué par cet artiste impressionniste, américain devenu plus britannique que les britaniques, et plus impressionniste que les impressionnistes français.

 

Pourtant linéairement historique, la narration saute de périodes en périodes de manière à tout dépeindre comme par larges coups de brosse. Au final, la tableau est large mais cependant minutieux, tenant plus d’un Claude Monet dans sa manière que du léché chers aux préraphaélites. Et cette façon de peindre (par les mots) semble la meilleure – pour établir une comparaison avec la littérature française, cela ressemble fort au style de L’Education sentimentale de Flaubert, mais avec en plus une véritable chaleur, une tendresse visible pour tous ces personnages. Un superbe roman, subtilement séduisant.

#618

Avant de partir en vacances, j’ai terminé un article sur Lewis Carroll (en fait, la préface d’une prochaine anthologie chez Mnémos sur le thème d’Alice), et j’y parlais des « langueurs estivales ».

Pour être d’un temps pas exactement estival jusqu’à présent (douce grisaille et frimas quasi automnaux), ces congés s’inscrivent malgré tout sous le signe des langueurs. Peu de lecture, beaucoup d’écriture, quelques marches dans les vignes et dodo tôt. Le besoin s’en faisait sentir. Un temps pour la réflexion et la lenteur.

Quelques balades extérieures, tout de même. Le château de la Chatonnière avec ses jardins bien tracés et, surtout, ses champs fleuris comme dans un tableau de Monet.

Et puis une virée à Angers, pour visiter le musée des Beaux-arts tout nouvellement rouvert. Toujours ma passion pour les musées en général, et les musées de province en particulier. Sans déception: pas un très grand nombre de toiles, mais toutes de qualité. Avec deux coups de coeur dans la salle d’art moderne: « Remorqueurs à Rouen » (1903) d’un certain Albert Lebourg, impressionniste normand au rendu lumineux de nuées chargées d’humidité, d’une brume légère et d’une barge fumante: des eaux, luisantes, fondues dans le ciel. Un « Soleil couchant sur l’Oise » par Charles-François Daubigny, à la touche magistralement impressionniste contastant avec le rendu lisse et propre de son confrère Chintreuil, alors que tous deux appartenaient à la génération de Barbizon. Mais chez Daubigny, toute la subjectivité de Monet et Cie est déjà à l’oeuvre. Sinon, Monet justement, avec un prêt d’Orsay, le fameux « Train dans la campagne » – qu’un commentateur situe dans le Bois de Boulogne, tandis que selon mon paternel il n’y a jamais eu de train au Bois de Boulogne, il s’agit plus certainement de Vincenne. Son maître Eugène Bouduin est à ses côtés, pour une marine délicatement ourlée de blanc et de bleu.

Un grand tableau emplie de fraîcheur verte nous semble être de Berthe Morisot, mais erreur: un certain Lebasque, belle imitation. Louis Vallat avec des rochers brûlants à la Van Gogh et un médiocre pointilliste complètent ce panorama dix-neuvièmiste. Juste en dessous, le XXe, qui outre les croûtes/fumisteries habituelles propose un Maurice Denis trop gentil, un Picabia trop lourd, un p’tit peintre angevin mineur, un Van Dongen d’un vilain vert et un Valat hâtif. Mouais. Pas affreux, tout ça, mais rien de transcendant. Mais enfin, peu importe: la salle des paysagistes du XIXe suffit à mon bonheur.

#617

Étrange été, aux qualités typiquement automnales. Avouons-le, cela sied plutôt bien à mes goûts britanniques (aurais-je été Anglais, dans une vie antérieure?) de même qu’à mes sentiments. Je n’aime guère l’été. *soupir*

Mais enfin, je pars tout à l’heure pour quelques vacances. Une quinzaine de jours, de la Touraine à la Provence en passant par Bordeaux. Posterai-je depuis mes lieux de résidence? Nous verrons cela.

Pincement au coeur: lu le dernier Lapinot de Lewis Trondheim. Vraiment dernier. L’auteur cesserait de dessiner, paraît-il. Et de tuer Lapinot dans les dernières pages. Tss.

I didn’t feel myself

Evaporating…

My body has gone

But the eyes remain

Hovering. Witnessing.


marillion, « The Invisible Man » (Marbles, 2004)