>> London, début septembre 2004
En dépit de la foule qui, en ce tout dernier jour de l’exposition, se presse dans les salles du Tate Modern, une impression s’impose: le silence.
Un silence qui sourde des tableaux et s’impose, hautain et vaguement désespéré, sur la réalité. « Edward Hopper a coloré, plus qu’aucun autre artiste, notre vision de l’Amérique », proclame le début de la petite plaquette de l’expo. Coloré? De bien froide manière — le terme semble inadéquat. Lorsque soleil il y a ce n’est que celui du petit matin, glacial et tranchant, ou bien les rayons déclinant d’une fois de journée. Triste et désolé, figé et mélancolique, tendu non pas vers un but mais en direction de ce grand vide intérieur des instants de dépression. Entre sensation de déjà vu et abstraction de l’abîme, l’univers d’Hopper s’instale en vaste toiles au tracé précis.
Son « Automat » de 1927 donne une clef de l’oeuvre: visiblement un hommage aux buveurs d’absinthe de Degas. Comme si l’Américain n’avait retenu des post-impressionnistes que la technique et non pas la chaleur: Hopper, c’est un Fauve glacé, semi-nocturne, exhibant la vacuité du nouveau monde. Un rêveur poignant: ses tableaux me rappellent souvent mes propres fugues oniriques.
Pour distinguer sérieusement deux lieux réels, ne faut-il pas d’abord chercher ce qui les distingue imaginairement, se demander de quels prolongements oniriques ils sont capables? (Pierre Sansot, Poétique de la ville).
Allant et venant d’une toile à l’autre, je ne ressens pas cette sorte de douce excitation/vibration qui me cotonne d’ordinaire les tripes en telles occasion, j’ai plutôt l’impression de frissonner, de reconnaître en la séduction particulière d’Hopper celle de la neurasthénie urbaine. À la fois merveilleux et un peu effrayant, comme pouvoir: le grand écrivain japonais Sôseki avait été rendu fou par sa peur des fenêtres des bâtiments européens — Edward Hopper pour sa part semble ressasser l’aliénation des rues et campagnes nord-américaines.
Un regret: ne manquait que « Gas » à cette expo.
All the sweltering, tawdry life of the Americain small town, and behind all, the sad desolation of an urban landscape. Mais que regardent ces individus solitaires? Que voient-ils au-delà de leur réalité?
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Holland Park, que je n’ai plus vu depuis un nombre considérable d’années. Son côté sauvage me séduit, très différent de tous les autres parcs de Londres (il est partiellement de réserve naturelle, intouchée). Syndrôme de Peter Pan oblige, l’abondante jeunesse des lieux n’est pas non plus pour me déplaire. Le sentier le long du parc, entre vieux murs de brique et muraille bégétale, seprente, monte et descend, jusqu’à Ladbroke Grove, donc à l’orée de Notting Hill. D’un pas de plus
en plus traînant, nous remontons encore jusqu’à la multicolore Portobello Road, et échouons, fourbus mais ravis, dans un pub authentiquement populaire. La fatigue comme une forme de bonheur. Il est à peine 20h15 et déjà la populaition semble plaisamment cuite. Convivialité bonne enfant de l’alcool et du petit peuple du Londres écrasé, broyé par le capitalisme sauvage, toujours plus agressif, plus inhumain. Londres laboratoire de tous els excès du néo-libéralisme — un « exemple » de plus en plus monstreux, effrayant.
Pour le retour, ma compagne ne pouvant plus guère avancer, nous optons pour l’aventure en bus, un peu au hasard des trajets. London by night depuis l’impériale, étincelles de lumière nocturne et fantôme de ville, fluide, des respirations urbaines. Je ne me perds pas vraiment, hélas, connaissant trop bien la ville. Premier arrêt à Victoria, où des sandwiches nous requinquent (amusement de grignoter sur un coin de banc, sous les hautes voûtes grises et blanches, comme de clochards ou comme des voyageurs en partance). Pusi arrêt à Westminster, afin de bâiller d’admiration sous le gothique vertical aux lignes vertigineuses.
Nous croisons un jeune gars en rollers, qui utilisent des batons de ski pour se propulser plus énergiquement.
I yearn for the city, asphalt, the smell of metal-dust and petrol – that nervous longing which, as the evening darkens, wanders the quiet streets. (Mika Waltari)
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South Kensington puis Marks & Spencer. Les nuages forment une flèche gigantesque au-dessus de Kensington Gardens, sous un soleil à peine voilé qui assombrit le clocher de St Mary Abbotts. Un petit vent ridule le bassin, sur lequel mouettes, oies, cygnes, canards et grèbes glissent, se chamaillent et quémandent pitance. Un grand cycgne claudique auprès de nos chaises-longues, d’un pas arthorsé. Tel un gros donut vernissé, une bouée orange brille au-dessus des flots frisés.Une jeune goth à chaînes et bottes passe en tirant ce qui, moins qu’un chien, semble une chimère. Pigeons et corbeaux se mêlent sur le gravier aux autres volatiles des lieux.
Après la remontée d’Hyde Park, repos dans la lumière dorée, longue et caressante, de cette fin de journée d’automne, allongés sous la voûte nervurée d’immenses platanes de Green Park. Une cathédrale végétale, lovée au coeur de la rumeur des deux avenues.
Poésie d’une ville, quand elle ne reçoit pas du dehors, comme des accidents qui ne la concernent pas, les saisons, les nuits, les matins; quand elle nous met en état d’effervescence et semble nous rendre plus sensibles, plus intelligents; quand elle nous inspire des pensées, des gestes qui, sans elle, ne procéderaient pas de notre personne. (Pierre Sansot, Poétique de la ville)