La banlieue parisienne, même proche, me semble toujours un espace foncièrement étrange, pour ne pas dire étranger. Je n’en reviens pas de maintenant connaître un peu mon chemin au sein d’Ivry-s/Seine — alors qu’en vérité, c’est pour ainsi dire tout droit, depuis la mairie aussi bien que depuis la gare. Mais tout de même, quelles sont… étranges (Axel dit que j’utilise trop ce mot), ces conurbations périphériques, espaces vagues où par remous successifs les fonctions utilitaires de différentes époques déposent leurs strates. Auprès de la mairie (arrêt du métro), des empilements de cubes en béton crient le souvenir des utopies architecturales manquées des Seventies. Autour de la gare (arrêt du RER), les aspirations intellectuelles d’une municipalité, autre utopie, se lisent dans les noms de rues: Descartes, Spinoza — mais qui lit les philosophes dans ces petites maisons de brique usée? Dérisoire culot, comme dans un autre nom, la maison de la culture Lénine. Ou comme dans cette colossale pierre plate, portée à bout de bras d’acier à l’entrée d’un lotissement. Pour rien.
Résidences, commerces, industries: tout est petit, tout semble vieux, une sorte de lassitude pèse sur une telle banlieue.
Un peu plus loin, en direction de la Seine et du canal, je me laisse chaque fois séduire par cette petite place aux arbres bien alignés, puis par ce rond-point dominé par les facades d’une cité dont la sévérité est un peu gommée par la chaude couleur des briques. Comme d’habitude, le ciel est gris, il bruine. Je ne crois pas être jamais venu à une réunion de mes représenrtants (but ultime de ces expéditions à Ivry) sous un temps radieux. Mais le gris sied à ces cendreuses régions, où l’aspect faussement provincial cède vite la place à l’effroi post-industriel.
C’est tout d’abord une longue avenue sans âme, dont la fin est marquée par le spectacle un peu effrayant d’un haut immeuble à l’abandon. Une grande forme de béton, dressée à un croisement, toute en excroissances carrées/arrondies comme les années 70 savaient en faire. Ancienne résidence de luxe? On ne sait plus, tout est sale, vide, cassé. Encore arrogante, pourtant, cette demeure à l’architecture d’une avant-garde d’autrefois. Je bifurque juste après, pour me glisser entre les boîtes géantes des entrepots. En cheminant sur d’anciens pavés, on passe ainsi de la désolante médiocrité banlieusarde à la brutalité industrielle.
Il faut connaître: tourner ici, après le portail rouillé, suivre les rails, dépaser les empilements de palettes, une petite maison courbe l’échine au bord de rien, c’est là qu’est installé mon diffuseur. Au-delà du canal, le Chinagora dresse ses tourelles, relève le bord de ses toits, on croirait la citadelle d’un manga post-cataclysmique. Un monument de mauvais goût, caricature bétonnée et démesurée de la grâce chinoise. Tout cet environnement est brutal, je ne trouve pas d’autre terme. À l’image de la passerelle sur la Seine: le simple mot de « passerelle » évoque normalement une structure légère, un petit pont réservé aux seuls piétons. Ici, c’est un gazoduc, sorte de T inversé au béton souillé, brisé, tagué, toujours massif, on sent bien que le passage des piétons sur son bord n’est qu’une concession, une pensée tardive.
Jolie description ! Un texte qui a du corps, il y a du souffle dans la peinture de ces espaces sans âme… En tout cas, une vraie piqûre de rappel de mélancolie péri-urbaine !
Bizarre, d’ailleurs : ce réalisme de banlieue évoque irrésistiblement pour moi un décor de SF. Circulation des univers ?
Usher
Excellente description. C’est l’introduction d’un long texte romanesque, ou une simple analyse de ressenti ?
c’est juste un bout de notes jetées lors d’un passage en banlieue l’autre jour…