NYC 1
Départ: je suppose que, partant pour New York, je devrais ressentir de l’excitation. Mais pas du tout: I’m boooored. J’aime bien voyager en train, mais alors les avions, c’est d’un ennui…
A bord de l’avion fort peu peuplé, occupant la rangée centrale, un couple attire volontiers le regard et m’amusent autant qu’ils m’irritent. Lui: le Juif prototypique, roux de poil et long de face, serré dans un anorak grisâtre au-dessus d’une curieuse vareuse blanche dont pendent plusieurs rubans. A peine assis, il brandit ostensiblement un vilain volume au cuir compliqué, un long tranche-fil semblant y répondre aux fils qui trainent de l’habit de l’individu. Sa compagne est une jeune fille paraissant presque trop peu âgée pour être déjà mariée. Le cheveu blond sale moulé mi-long près du visage, les globes oculaires formidablement proéminent, elle a le torse froissé par un sweat-shirt d’un beau vert grenouille. Entre eux, mes étonnants voisins ont installé le berceau de bébé – un poupon à la bouille parfaitement ronde, qui demeurera d’un calme olympien durant tout le vol. Une hôtesse vient vite s’inquiéter de ce que l’installation de ce couffin en plastique gris soit contre le règlement. La jeune fille parle beaucoup, se lève maintes fois, agite les mains, affirme plusieurs fois le nom de la marque du berceau. Un autre membre d’équipage, puis une nouvelle hôtesse, viennent discuter avec les parents sûrs de leur bon droit et exhibants les sourires patients de personnes pleines de bonne volonté habituées à se trouver en but aux brimades d’un monde cruel. Mêmes mimiques, bien rodées, un quart d’heure plus tard lorsque survient la question du repas: horreur incrédule du gentil couple, comment cela, la compagnie n’a pas embarqué les plateaux-repas spécifiques pour eux? Mais ils ont payé leur place, tout de même, l’hôtesse peut-elle prévenir le purser?
Patiente et pleine de sollicitude, l’hôtesse revient avec la liste des plateaux-repas, mais ce menu allemand (la compagnie est Lufthensa) n’éveille que des grimaces navrées. L’hôtesse revient encore une fois, avec tout ce qu’elle peut offrir au couple souffrant avec un stoïcisme bien visible: une banane et trois pommes, c’est tout ce qu’ils mangeront en 8h de vol! Un peu plus tard, le purser viendra discuter avec notre minorité opprimée, tout de commisération aussi souriante que volubile, et prêt à apaiser le désarroi communautariste de quelques plaisantes anecdotes. Le purser part, la jeune fille appelle un stewart: pourrait-elle avoir de l’eau? Le service est terminé, madame. Oui, mais malgré tout elle a très soif. Le stewart lui apporte une pleine bouteille d’eau minérale: sans en boire une seule goutte, l’enfant-femme l’enfouit dans le désordre du couffin.
Quand la jeune fille reste enfin assise, plongée dans la lecture d’une brochure maquettée sur deux colonnes (« The Golem of Prague », lirai-je un peu plus tard), je remarque qu’elle attend un deuxième enfant. Sa plaquette lue, elle finira le voyage en compagnie d’un petit livre aux pages fines, qu’elle compulse en remuant les lèvres, la tête esquissant un mouvement de balancier.
Quel besoin d’affirmer leur différence conduit de tels jeunes gens à ces démonstrations? Faut-il qu’ils soient terriblement ordinaires pour nécessiter l’exposition publique que leur procure leur très institutionalisé et finalement très conventionnel anti-conformisme.
Arrivée: car pour Grand Central, un long véhicule brun et sale, aux vitres couvertes d’un motif qui transforme tout le paysage en décor tramé pour manga. Au-dehors, les petites maisons du Queens puis les premiers immeubles se fondent entre le blanc-gris de la pluie et le gris-bleu du crépuscule. Devant moi, une vieille dame élégante, assise en amazone sur les deux sièges, lit tranquillement un lourd hardcover. Ses cheveux blancs brillent sous le spot, ils constituent la seule lumière. Hoquetant entre deux embouteillages, le bus plonge entre des murailles indistinctes, fait halte dans les entrailles d’un complexe autoroutier, pénètre enfin dans un immense tunnel: le monde se fond dans des tons de brun et de fauve, lueurs néons et étincelles électriques, pas de skyline triomphant: on arrive dans « le ventre de la bête », comme écrivait Charyn, avec la façade colossale de Grand Central comme terminus.
Il était bien temps de se renseigner sur le Golem. C’est dans l’autre sens, qu’il fallait s’en soucier.
À moins que l’enfant calme…? O________ò?
Une exfiltration clandestine, par des moyens bien différents de ceux qu’avait envisagés la communauté juive de Prague dans le KAVALIER & CLAY de Chabon?
J’aime beaucoup voyager, mais quand je ne peux pas, alors j’aime bien quand c’est toi qui racontes !
Giangi
Sur un avion allemand ? Pas rancuniers, les voisins orthodoxes!