En tout cas, un souvenir typiquement hivernal c’est la vue depuis l’avion, au retour de Lisbonne. Cela fait plusieurs jours que je cherche comment l’exprimer — mais il faut bien que je me résolve à admettre que je ne suis pas un immense écrivain, car je peine à décrire l’enchantement visuel que je ressentis en découvrant le spectacle de la région lyonnaise transformée en dentelle négative. Couverte de neige, la campagne présentait son dessin en polarité inversée: les chemins et routes en trace charbonneuse et les champs en étendue poudreuse, l’ombre des arbres d’un gris léger projetée par les troncs d’un blanc uni, le quadrillage d’une bourgade en émiettement clairs sur fond d’artères sombres. Comme un dessin en carte à gratter. It was like totally wow, man. Awesome.
Archives mensuelles : décembre 2010
#1971
#1970
Le problème, c’est que je suis frileux. Je veux dire: je voyage presque tout le temps l’hiver, on n’a pas idée. Bon d’accord, à Florence comme à Vienne c’était au printemps, mais sinon, la plupart des souvenirs que j’engrange sont hivernaux. Voyager se fait donc synonyme dans mes synesthésies personnelles de lumière dure, d’ombres tranchées, de bleus profonds et de gris pesants, de vents coulis, de col relevé, de nuit tombant tôt, de trottoirs luisants, d’éclairages urbains. En revanche, le souvenir d’avoir eu froid se fait tout de suite abstrait: oui, je me souviens avoir sévèrement greloté à Venise, mais cette condition d’inconfort passager ne s’inscrit jamais durablement dans le catalogue de mes impressions. De Venise, je me souviens uniquement des bonnes choses — et du sentiment de tranquille bonheur, de sérénité persistante, que j’en rapporta. Le froid? Peu importe. En dépit de ma déplorable propension à une excessive frilosité (héritage de mes trop longues années dans la surchauffe d’un centre commercial, ou atteinte de l’âge? Les deux je suppose, chevrota-t-il de sa voix érayée par l’approche de la cinquantaine), le froid demeure surtout en ma mémoire comme un affûtage des sens, chaque chose plus nette, bien découpée, et à chaque lieu son atmosphère particulière (son degré de température, en fait). Autre avantage, on m’avait dit que Venise tout comme Lisbonne sentaient plutôt « fort », je n’en ai rien constaté. Et puis j’ai vu Manhattan sous la neige, eh! Souvenir ébloui d’un après-midi à dériver dans le Lower East Side le nez levé vers les flocons. J’aimerai beaucoup voir Londres sous la neige, c’est un vieux souhait.
#1969
Je ne sais plus quand ni comment l’idée nous est venue de cette Géographie de Sherlock Holmes. Ce qui est certain, c’est que lorsque je suis allé à Londres en mai dernier avec Isabelle, Camille et Olivier, le projet était déjà sur les rails. Xavier Mauméjean avait d’ailleurs déjà rédigé une partie de l’ouvrage, et je pris une matinée pour aller revisiter des lieux holmésiens appareil photo à la main, traquant des bow-windows pour une page dont je venais d’avoir l’idée, me glissant dans la London University, remontant Baker Street jusqu’à Regent’s Park, allant à Paddington et sur Praed Street… Plus tard, je me rendis chez Xavier pour un de ces intenses séjours d’écriture dont nous avons le secret. Miracle, mes amis collectionneurs Christine Luce et Fabrice Debaque me confièrent alors un précieux recueil de 201 photos d’époque! Écrire, puis réécrire, relire encore. Ensuite fut le long et lourd mais très excitant travail de la mise en page, sur une base graphique de Sébastien Hayez. Première fois que je touchais à une maquette quadri. Les corrections, les repentirs, les images a retailler, les bons à tirer et les bons à façonner…
Cette fois, il est là: nous l’avons longtemps rêvé, tellement désiré, notre livre de voyage dans les lieux emblématiques du Londres de Sherlock Holmes — mais aussi, un peu, de Jane Austen, du Saint, de Jeeves, d’Hercule Poirot, de Solar Pons, de Sexton Blake, de Harry Dickson, de Dracula ou de My Fair lady, car dans cet imaginaire d’une ville tout se recoupe, psycho-géographie d’une cité qui n’est pas que rues et places, mais aussi aventures, romans, enquêtes, saveurs, découvertes, mémoire — des endroits où l’imagination peut s’arpenter, des espaces aux multiples dimensions.
#1968
« Peut-on être un amateur éclairé des villes comme on est un amateur de peinture ou de musique? Cette ville apprivoisée, adoucie, esthétisée, comparée à d’autres villes, est-ce encore notre ville? » s’interroge Pierre Sansot en 1999 dans Poétique de la ville. Un livre dont j’ai le chagrin d’avouer qu’il me résiste: il n’est pas dans la veine poético-sociologique des autres livres que j’ai lu de ce philosophe, mais bien de la philo, justement, avec ce que cela sous-entend de vocabulaire passablement opaque (le premier chapitre a « objectale » dans son titre….) et d’abstraction à haute dose, trop pour moi en tout cas, ç’en est frustrant. J’ai l’impression d’atteindre là mes limites de lecteur, et je lutte pour les dépasser.
Il faut dire que ces derniers temps je lis beaucoup sur la ville, dans une optique psycho-géographique. J’avais commencé à réfléchir sur la possibilité d’écrire un petit essai sur la fantasy urbaine, suite à mon enthousiasme pour le Bit-lit! de Sophie Dabat. Je ne sais encore si ce sera faisable, tant la production actuelle peut être souvent médiocre, souvent répétitive. Il y a pourtant de vraies oeuvres, d’excellents auteurs — Kate Griffin par exemple (à sortir chez Eclipse), Mike Carey (qui ne se vend pas chez Bragelonne me dit-on, quel dommage), Seannan McGuire… Mais cette ligne d’enquête m’a amené à réfléchir aux origines du mouvement, puis à ses liens éventuels avec la psycho-géographie (liens évidents chez Carey, Fowler et Griffin). Et puis, comme bien souvent, j’étouffais un peu à ne lire que de la fiction et avais besoin de revenir aussi aux essais et à la prose poétique.
Une psycho-géographie qui va assurément tisser un axe de réflexion des Moutons électriques dans les prochaines années — nous avons débuté cela avec Géographie de Sherlock Holmes, le beau-livre que j’ai fait avec Xavier Mauméjean, et vont être mis en chantier des volumes de la Bibliothèque rouge sur des lieux et des villes… Alors, en attendant un éventuel volume sur la fantasy urbaine (je n’ai pas encore décidé), j’ai pris la tangente d’un volume sur la psycho-géographie. Et de lire ou relire Soft City de Jonathan Raban, Le Piéton de Paris de Léon-Paul Fargue, Psychogeography de Will Self (dont la longue introduction sur sa marche de Londres à New York est un morceau de choix), (Fenêtres de Manhattan d’Antonio Muñoz Molina… Après avoir lu en tâche de fond ces derniers mois Hackney, That Rose-Red Empire de Iain Sinclair, lecture ardue mais fort riche…
Et de marcher dans Lisbonne avec tout cela en tête, d’ouvrir la fenêtre de ma chambre d’hôtel un soir afin de respirer la ville — ma mère disait que Lisbonne n’avait pas la même odeur qu’une ville française, qu’elle retrouvait la senteur de Madère, je ne suis jamais allé dans cette île mais je voulais en avoir le coeur (le nez) net, et c’est vrai, la ville sentait autre chose que les tons de fumée nocturnes d’une cité française, un peu d’iode, un peu de vase ou de mousse, un peu de pin… Une senteur entre mer et terre, curieusement champêtre pour une entité urbaine.
Et de marcher dans Lisbonne en regardant les différences de la vie quotidienne: ainsi les vitrines de restaurants où sont exposés des quartiers de viande, des poissons bien alignés ou des crevettes formant des motifs; les vitrines des omniprésentes patisseries avec leurs multiples tourtes; les petites échoppes camouflées partout, épiceries, merceries, patisseries, comme autant de minuscules grottes ménagées au pied des immeubles, parfois dans un bout de couloir, avec des comptoirs et si peu de marchandise à chaque fois. Sans doute était-ce ainsi en France, autrefois, du temps de ma grand-mère. Je plaisante souvent qu’à St-Étienne j’ai l’impression de revenir dans les années 1970; à Lisbonne à bien des égard ce sont plutôt les années 1950 qui sont encore présentes. Et même avant: le funiculaire, le petit tram, tout ce bois vernis presque inchangé depuis le XIXe siècle.