#2423

Expérience intime : les sons. Après 25 années dans le même appartement, dans la même ville, la première découverte du nouvel environnement passe par les bruits, cette sphère domestique, quotidienne, presque invisible, qui constitue le cocon sonore d’une existence. Les voisins, par exemple : rien en haut, rien en bas, — je n’avais jamais habité en rez-de-chaussée —, juste quelques brefs tapotements dominicaux venus de la gauche, et surtout, les soirs, le grommellement indistinct du téléviseur de la vieille dame, à droite, dont les propriétaires m’avaient prévenus qu’elle est assez sourde. Le grelot de son téléphone, aussi, deux fois ou trois. Par rapport au « deux quat’ cinq », tout de même, que de silence. La maison, grande selon moi, s’emplit sous ses hauts plafonds d’une charge neutre, légère, d’une absence ouatée : presque pas de bruit. De temps à autre, un craquement provenant de la porte vitrée du salon. C’est tout. Du dehors, deux choses : le train et la pluie. Une voie ferrée se situe non loin, à l’entrée de l’impasse — tropisme ferroviaire, écrivais-je l’autre jour. Une trompe parfois retenti, que je ne peux m’empêcher de trouver très séduisante, comme un appel au voyage. Et le roulement d’un train, tou-doum tou-doum tou-doum, qui certaines fois, selon l’heure et le sens du vent, monte de la tranchée jusqu’à l’impasse, ce pourrait être une gêne mais que nenni, ce grondement me semble curieusement rassurant, familier, tel un ronronnement de plaisir qu’émettrait la ville, affirmant ainsi sa présence. La pluie, enfin. Bordeaux est ville pluvieuse, il ne s’agit pas là d’une grande découverte, et puis à cette saison, rien d’étonnant. Là-haut, dans ma chambre, je m’endors au son de caisse claire des doigts d’eau martelant la vasistas. Dans le bureau, je regarde les gouttes exploser sur le macadam luisant. Dans le salon, c’est sur la terrasse de pierre qu’elles font leur percussion. Rien que de très ordinaire mais si neuf pour moi, plus près des éléments que dans mon vieil appartement. Ah si, une dernière chose : le soir, au-dessus de la buanderie, le grattement des pattes de pigeons, marchant sur les tuiles.

#2422

Dans le bureau s’élève soudain une voix virile : « I’m Captain James T. Kirk of the USS Enterprise ». La petite chatte vient de marcher sur un vieux porte-clefs, dans un carton… Et c’est qu’il y en a, des cartons, dans le bureau. Une situation qui a mon grand dam devrait hélas durer quelques mois, le temps pour moi de commander, recevoir et monter les bibliothèques nécessaires pour en couvrir les murs. En attendant, cette pièce demeure la seule encore envahie par cette encombrante armée marronnasse. Me voici arrivé à Bordeaux il y a une semaine et un jour, et, au terme d’un combat épuisant, le chaos a reculé presque partout. Heureux est le capitaine, quoique passablement las.

#2421

Tout est à découvrir. Exultante et amusante perspective que la reconstruction d’un quotidien, en d’autres lieux, sous d’autres latitudes. Les premiers jours furent ceux de l’aménagement, déballage, tri, construction de bibliothèques, décisions de rangement et d’organisation. Puis est venu le temps des premières expéditions dans la jungle de pierre blonde, là, dehors : la première fois au supermarché d’à côté, la première fois à se rendre jusqu’au centre ville, la première fois au marché… Les yeux écarquillés, le cœur léger, tout est neuf, nouveau monde, nouveaux repères.

#2420

Après la période des dernières fois, celle des premières fois. Quoique je sois encore bien peu sorti de mon nouveau logis bordelais, occupé que je suis à tenter d’organiser un tantinet le chaos des montagnes de cartons. Et puis, la fatigue pèse lourd, je suis perclus de douleurs et de lassitude physique. Mais le cœur est léger, forcément, très léger, et la tête exaltée, des bulles de plaisir viennent éclater doucement, tout doucement, contre les parois de mes perceptions. Je ne réalise pas encore tout à fait, me trouve encore un peu « bipolaire » entre la charge de mes souvenirs de Lyon et cette soudaine arrivée à Bordeaux. Pour que je m’y fasse, il me faut tout d’abord ranger, aménager, et peu à peu parviendrai-je à « comprendre » que Bordelais je suis — la résultante d’un très, très vieux rêve : j’avais fait mes études à Bordeaux et m’étais toujours promis, vaguement, dans ma tête, qu’un jour j’y reviendrai, que « devenu vieux » je trouverai à vivre dans une échoppe bordelaise traditionnelle (nom des petites maisons basses en pierre, du gascon mal traduit « choppa »). Le genre de promesses que l’on se fait à soi-même et auxquelles on ne croit pas vraiment, juste un souhait… Enfin réalisé.

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Photo © Justin Dingwall.

#2419

J’entends rarement les trains, depuis chez moi, mais tout à l’heure la trompe d’un train a retenti, et maintenant la rumeur d’un convoi me parvient. J’avoue que j’aime bien, peut-être ai-je cela dans l’ADN (un père et un oncle cheminots), allez savoir. Et mon nouveau logis bordelais est assez proche des voies également. Tropisme ferroviaire.