L’architecture industrielle ancienne a ceci de fascinant qu’elle acquiert, avec le passage des ans et l’abandon des activités, une sorte de charge émotionnelle tout à la fois grandiose et désuète, nostalgique et un peu effrayante. Rien d’effrayant au premier regard, par exemple, dans cette usine de tissafe en ruine, aux abords d’Annonay, que j’ai exploré il y a quelques semaines.
Nichée le long d’un minuscule ruisseau, elle ne présente plus que des façades incomplètes et des intérieurs rongés, effondrés, pourris, détruits, enchevêtrements de poutres pulvérulentes et de gravats moussus. Pourtant, lorsqu’un copain nous expliqua qu’il devait s’agir autrefois d’un pensionnat-usine, les choses prirent une dimension plus inquiétante — songez que le capitalisme avait ainsi inventé une telle machine à exploiter, prenant des jeunes filles pour les entasser dans un dortoir et les faire bosser tout le jour sur les engins de filature, en plein milieu de la campagne, sans rien aux alentorus que cette dictature du travail.. Gasp! Les drames, les désillusions, les tristesses, mais aussi els petites joies, qui ont du vibrer entre ces murs maintenant presque fantomatiques… Je ramasse une mesurette en aluminium comme une relique, un rare objet encore à peu près épargné par le temps.
La semaine dernière, c’est dans le port de St-Nazaire que ce genre de pérégrinations post-industrielles ont conduit mes pas. Autre désolation, autre fascination. Et de retrouver au « bassin à flot » de Bordeaux-Bacalan des lieux presque identiques, cette passerelle boulonnée enjambant un bras d’eau, ces hangars à la brique élégante, les longs bras et les hauts cous des grues. Particulièrement impressionnants à St-Nazaire étaient ces deux cargos tronqués, immenses masses de rouille percées de lumières, comme si l’on avait voulu les décorer pour Noël. Les coques s’arrêtent subitement — démontées, effondrées? Sur les ponts s’érigent des tentacules acérées, antennes, poutrelles, le malaise né de l’incompréhension de ces formes, de l’énigme brutale qu’elles présentent et de leur écrasante hauteur. Vagues souvenirs de dessins de Nicplas de Crécy, des « Triplettes de Belleville », des vaisseaux spatiaux perdus dans de rouges brumes de « Babylon 5 » et de « Authority »…
Ce patrimoine industriel recèle également le dérisoire de monuments érigés pour une cause éphémères, la tension entre sa grandeur à peine humaine et sa fragilité de bâtiment menacés de destruction. Qu’adviendra-t-il, peut-être demain, peut-être dans dix ans, de ces hangars aux piles de bois et aux toitures de métal, que nous avons admiré à Bacalan? Une poésie apre et mélancolique se dégage d’une telle étendue de dentelle de rouille, de la suie noire et des métaux corrodés. Tout le soubassement s’orne de tags sophistiqués, visages du Joker, formes géométriques, caligraphies inconnues — ces artistes de l’anonyme et de la dégradation s’en sont donné à coeur joie, visiblement pas dérangés dans ce ressac chaotique de la ville, ce coin d’oubli loin de la vie urbaine, autrefois royaume des faienceries, désormais en friches. Rue Vieillard: certainement une référence à cette ancienne firme de porcelaines, mais aujourd’hui plutôt un nom bien imagé pour un quartier arthritique, effondré, plein de fissures et de rides.