#2351

Je n’entretiens vraiment aucune nostalgie vis-à-vis des premiers albums de Marillion, ne supportant plus, de longue date, la voix de la premier chanteur — je me souviens que lors d’un concert de « Misplaced Childhood », leur troisième album, j’avais été déçu de ne plus tellement aimer, déjà —, si ce n’est celle des souvenirs de la découverte de ce groupe, en compagnie de Michel Pagel ou de Philippe Caille par exemple. Mais c’est du passé et si je suis devenu un grand fan de Marillion, c’est ensuite, depuis l’arrivée de leur chanteur, Steve Hogart, l’immense Steve h. Lui, c’est clair que je suis accro à sa voix. Et puis réentendre les anciennes compos du groupe révèle à quel point elles étaient faiblardes, pas très bien fichues et de sonorités pauvres — de nos jour, même les chansons les plus simples du groupe bénéficient de sons de guitare et de nappes d’effets sonores du claviériste qui sont d’une formidable subtilité, d’une grande beauté.

Pour autant, hier soir au concert lyonnais, qu’ils nous rejouent trois morceaux anciens fut une jolie surprise, une madeleine délicieuse, des moments de complicité au sein d’un récital d’une qualité peu souvent égalée — et j’en ai vu, des concerts de Marillion, pourtant. Je ne vais pas souvent à des concerts : aimant le jazz-rock et le progressive, d’évidence, les concerts n’en courent pas les rues (et ce d’autant que je n’apprécie ni le « prog métal », pour moi une bien pauvre hérésie, non plus que le « néo-prog »). C’est donc une séquence rare et exceptionnelle pour moi qu’un concert comme celui d’hier soir, avec en première partie Aziz Ibrahim, aux flots sonores entre Mahavishnu et Djam Karet, puis un Marillion d’une énergie, d’un équilibre et d’un charme réjouissants. Et quoique, entre nous, l’image de Lyon colporté dans l’un des vieux morceaux — une pute murmurant « j’entends ton coeur » — ne m’a jamais semblé d’un bon goût achevé, je ne fus pas le dernier à m’époumoner sur J’entends ton cœur/I can hear your heart. Étrange potion qu’un concert rock, on flotte, on se laisse porter dans la musique, dans une expérience d’écoute et de participation qui en fait un moment à part de la vie ordinaire. Belle nuit.

#2350

Justement, il y a quelques soirs de cela, j’évoquais avec Harry Morgan les charmes étranges de L’Histoire de la science-fiction moderne de Jacques Sadoul, qui avait illuminé notre enfance à l’un comme à l’autre. Et un autre soir, vaguement ensuqué dans une légère fièvre d’angine, je me demandai soudain avec inquiétude où se trouvait donc rangé mon précieux exemplaire? Ça va, je le trouvai aussitôt, au sein des essais sur la science-fiction et le merveilleux rangés dans le couloir. Précieux, oui, car unique: mon exemplaire de L’Histoire de la science-fiction moderne est relié en dur, c’est un « hardcover ». Je crois même n’avoir jamais vu la véritable édition, jaune et souple avec rabats. L’explication de cette bizarrerie, c’est qu’autrefois en bibliothèques l’on reliait les livres bellement et proprement, au lieu de juste les détruire à coup de tampons et d’étiquettes. J’ai donc une Histoire de la science-fiction moderne reliée, cousue et avec tranche-fil en tissu, le tout… emprunté à la bibliothèque par mon copain Greg lorsque nous étions ados. Je dis bien « emprunté », car il ne s’agissait pas exactement d’un vol : la bibliothèque ferma soudain, sans que les babas qui la tenaient se donnent la peine de réclamer le retour des ouvrages sortis. N’étant pas aussi fan de science-fiction que moi, Greg m’offrit donc cet exemplaire hors du commun, et comme tant d’autres jeunes gens de l’époque, je me plongeais avec émerveillement dans le flot des résumés de maître Sadoul, résumés ô combien alléchants et parfois tellement embellis par son propre souvenir que l’on pouvait être déçu de lire le récit d’origine. Un portrait de la science-fiction, quasiment une biographie du genre, par un véritable amoureux du genre, dont je connaissais de longue date le nom.

Car c’est Jacques Sadoul qui me fit découvrir la science-fiction, mais ce, bien avant L’Histoire de la science-fiction moderne. Lorsque j’en parle, jamais personne ne s’en souviens, c’est étrange, et pourtant : fut un temps où le jeune Sadoul présentait à la télé un segment d’émission pour enfants, où il évoquait des livres de science-fiction. Chacune de ces séquences commençait par Sadoul déclarant d’une voix nasillarde « Gens de la Terre, bonjour ». Pour moi, ce « Gens de la Terre, bonjour », c’était et cela reste dans mon imaginaire l’ouverture aux univers insoupçonnés de la science-fiction (ben oui, eh, nous étions au début des années 1970 et on ne parlait pas de science-fiction partout comme de nos jours, le terme était plutôt confidentiel). Je me souviens du visage de Sadoul filmé à travers une grille, « Gens de la Terre, bonjour », et de nous parler des Slans de van Vogt, que je n’eus de cesse de trouver. À mon insistance, mon père l’acheta à la devanture de chez Joseph Gibert. Une lecture qui enflamma mon imagination.

Je n’ai jamais rencontré Sadoul, juste croisé dans la foule de la convention mondiale de Brighton, vu de loin. Et bien plus tard son agent me proposa son autobiographie, que je refusai après avoir grogné contre des passages sévèrement réacs et avoir rejeté le manuscrit, écœuré, devant certains propos homophobes envers Arthur C. Clarke. Je ne pouvais décemment publier ça. Mais qu’importe : Jacques Sadoul restera à jamais le grand passeur, le monsieur qui dans le petit écran disait « Gens de la Terre, bonjour », et qui ensuite me guida dans cette science-fiction moderne qui, d’ailleurs, n’avait rien du tout de moderne — la véritable science-fiction moderne je la découvris plus tard, pendant le lycée, grâce à un autre passeur, le prof de lettres qui m’indiqua les auteurs de la « spéculative fiction ». Merci à eux.

#2348

Chez Kate Griffin l’ensemble des effets de style, la manière dont elle syncope sa langue et aligne de nerveuses descriptions, sert directement le sentiment urbain qu’elle veut atteindre. Chez elle, Londres vibre, on ressent réellement la ville. Tandis que chez China Miéville, dont je lis actuellement Kraken, il me semble qu’une majeure partie des effets de style, le vocabulaire volontairement obscur, les tournures alambiquées, s’ils correspondent au goût du mystère (au sens religieux) des sectes mises en scène dans cette très amusante intrigue, vient en revanche à l’encontre à la fois de la fluidité de lecture (je bute souvent sur ce qui me paraît d’exagérées fioritures) et du sentiment de la ville. Pourtant, ici ou là de superbes formules et des idées renversantes émergent, mais le flot lexical, l’amour des phrases tordues et des associations d’idées peu explicites, tend à les submerger. Il faut accepter de se laisser porter par ce torrent, on est dans le moite et le brumeux, tandis que chez Griffin l’écriture est de l’ordre de l’électrique, du vif (au sens où l’on dit d’un climat qu’il est vif, crisp en anglais).

J’ai également lu deux larges morceaux du Grand incendie de Londres de Jacques Roubaud, c’est-à-dire la partie « Nothing doing in London » et son commentaire — le reste de cet ouvrage me semble d’un fumeux et d’une prétention sans nom, mais ces passages d’un journal londonien de Roubaud sont rédigés avec une admirable clarté et j’y retrouve, formidablement bien exprimés, les sentiments qui m’animent aussi lors de mes promenades à Londres. (les dernières desquelles me laissent en tête un nombre prodigieux d’images, qui tournent et tournent comme un grand paysage interne, une très belle provision d’images et d’impressions)

Enfin j’avance avec plaisir dans une biographie de Christopher Isherwood, celle de Parker (2004). Après avoir tant et tant lu et relu Isherwood, qui ne dévoile jamais que voilée et réinterprétée sa propre vie, lire une biographie complète est une expérience fascinante. Cet homme, sa vie, son époque et ses amis sont une vieille passion mienne. Sans doute peu connu en France, j’imagine, Isherwood continue en revanche à bénéficier d’une importante aura dans le monde britannique. À preuve il y a peu ces deux très belles et fidèles adaptations, au cinéma A Single Man avec Colin Firth en Isherwood âgé, et le téléfilm Christopher and His Kind avec Matt Smith dans ce rôle jeune.

#2347

Un ami m’écrivait l’autre jour qu’il désespérait un peu devant l’entassement des livres à lire et que sa bibliothèque lui semblait un cimetière, tant il ne parviendrait jamais à tout lire. J’ai assurément un point de vue diamétralement opposé : ce qui m’excite, me rassure, me fait vivre, c’est l’idée qu’il y a tant et tant de rencontres livresques encore à faire, de livres à lire, d’auteurs à découvrir… Ce qui m’angoisserait, moi, ce serait de me dire que le champ littéraire est fini. Et je lis sous la plume de Jacques Roubaud une belle formule sur cela : le « bourdonnement implicite à mes oreilles de la quasi-infinité potentielle des livres confortablement imaginables à ma disposition ».