#2320

Quand était-ce au juste? À la fin des années 90, je suppose. Je me trouvais à Londres en compagnie de Marc Lemosquet et d’un copain à lui (Fabrice, Patrice, je ne sais plus). Un jour, dans un couloir du métro du côté des musées de Kensington, nous entendîmes une fille chanter, avec une très belle voix. Le soir venu, dans notre chambre, nous nous demandâmes pourquoi nous ne nous étions pas arrêtés pour l’écouter — et le lendemain nous y étions allé, la chanteuse se trouvait de nouveau là, avec sa voix à la Kate Bush. Je me souviens que Marc, plus tard, pris contact avec elle: elle se nommait Edwige, était même d’origine française. Elle venait de sortir un premier CD, que je commandais, mais il était si atrocement mal enregistré et pauvrement mixé (ou l’inverse) que le résultat ne fut pas à mon goût; Hier, je repensais à elle, dans un couloir du métro. Et ce matin… j’entendis une voix claire, à la station Charing Cross… et s’était bien elle, après toutes ces années: Edwige. Sa voix a pris des accents à la country, je n’aime pas trop, mais dans les notes hautes c’est toujours le même enchantement. Quelle vie étrange, entre le métro, de petits concerts je suppose, et un album de temps en temps. Mais elle vit de son art et je trouve cela admirable, quoi qu’il en soit.

Zut, temps de pluie. J’ai donc adopté ma solution « de rechange » pour cela: pas de promenade hélas, mais tout d’abord un tour chez Foyles, la grande librairie sur Charing Cross Road. Je me souviens d’un temps, à la fin également des années 90, où je détestais cette boutique, plus rébarbative encore que le foutoir branlant des Gibert de St Michel à Paris. Les rayons étaient classés par éditeurs! Comment vouliez-vous trouver quelque chose là-dedans?! Et alors, si jamais vous vouliez acheter un livre… À une caisse on vous enregistrait le livre en vous donnant un coupon, coupon avec lequel il convenait de se rendre à une autre caisse pour payer, avant de revenir chercher le livre. Un système dément, dont se moque un des panneaux de l’expo du Comica, à l’extérieur, le long d’un immeuble en travaux. Toute l’histoire de Foyles s’y trouve retracée par des cartoonistes britanniques actuels, et ils ne se privent pas d’égratigner le règne de la tyrannique Christina Foyle. C’est très beau et très amusant. Bref, un tour chez Foyles, mais sans rien acheter — j’ai été d’un stoïcisme ahurissant, notez bien. Pourtant il y a un nouveau Jasper Fforde, et puis surtout, surtout, j’ai vu que les Diairies volume deux et trois de Christopher Isherwood sont parus, bon sang de bois ça m’avait échappé. Mais à l’épaisseur, et donc au poids, où ils sont, je pense qu’une commande sur le web un de ces jours sera plus prudente, afin de ne pas me casser le dos en trimballant mes valises. *soupir*.

Je n’avait jamais envisagé de me rendre à l’Imperial War Museum, je dois dire, mais Axel m’ayant conseillé leur expo de photos de Cecil Beaton, et comme le monsieur m’intéresse fort (entre le fait que j’ai écrit cet été un papier sur les Bright Young Things et mon amour de My Fair Lady, par exemple), bon, allez: direction Lambeth. Dans le grand hall d’entrée du musée, des petits enfants en uniforme noir et blanc sont gentiment assis en rond autour… d’un missile V2! J’imagine bien que c’est un prof qui veut le « sensibiliser », m’enfin, bon, l’image de ces enfants semblant en adoration pour une bombe géante m’a frappé par son caractère, hum… disons, « surréaliste », pour être gentil (le mot qui m’est venu en tête, en fait, était « siiiiick », avec la grimace qui va avec). Bon, bon, des tanks, des fusils, tout cela est tellement intéressant… Enfin, l’expo était superbe, c’est certain, et passionnante. En plus, le musée présente quelques tableaux pas dénués d’intérêt — par des peintres bien anglais, je veux dire: très connus ici et parfaitement inconnus en France, genre Nash, Bawden, Piper ou Sutherland.

Après cette plongée dans la tristesse guerrière, mes pas me conduisirent, pas curiosité, au musée du jardinage. Je me demandais bien ce que l’on pouvait y exposer. Les lieux sont intéressants: une ancienne église, adossée à Lambeth Palace. La réponse l’est un peu moins: rien du tout. Ce musée est presque vide, il semble intéresser les gens du coin plus pour sa cantine que pour sa pitoyable expo de vieilles bêches et de vieux comptoirs à vente de graines… Tout de même, une expo en bas a titillé mon goût de Londres: j’avais entendu parler d’un concours pour des « réalisations vertes », et j’avais vu le projet tout à fait farfelu de convertir une partie des canaux du Régent et de Limehouse en piste de nage en plein air. Les autres propositions du concours se trouvaient là, et certaines seraient très réalisables, pour ne pas dire hautement profitables. En particulier, un projet de couvrir les montants de tous les voies surélevées (il y en a 30 km à Londres) de treillis où faire pousser des plantes. Transformer de telle manière ces voies hyper-polluantes en « murs verts » seraient certainement des plus formidable — tiens, ça me fait penser à un projet réalisé, lui, que j’ai découvert l’autre jour: le pont ferroviaire de Blackfriars est couvert de panneaux solaires. De loin, j’ai cru un instant qu’il s’agissait des ailes chitineuses d’une ribambelle de scarabées. Enfin bref, le projet qui vient d’obtenir le premier prix de ce concours est le moins « vert » de tous, de loin, c’est étonnant — mais son concept me plaît: il s’agirait de rouvrir, pour le public, une partie du réseau Mail Rail, le mini-métro qu’utilisait la poste, et d’y faire pousser champignons, mousses et lichens.

En sortant, comme je me trouvais à l’angle du pont de Lambeth, j’ai traversé pour me rendre à la Tate Britain. Par jour de pluie, les musées il y a pas mieux. Sauf que la Tate Britain est en pleine réorganisation et que, sortie d’une énième expo sur les préraphaélites, il n’y a pas grand-chose à voir en ce moment. Sachant reconnaître ma défaite, j’ai donc regagné la station de Pimlico, pour rentrer bouquiner. Hier soir j’ai fini Down the Mysterly River de Bill Willingham, un agréable roman de fantasy pour la jeunesse (par le scénariste des Fables), et commencé le premier volume des Otherland de Tad Williams — une colossale série de SF cyber, j’avais lu ça il y a des années mais jamais continué, je me disais depuis longtemps qu’il fallait que je réessaye. Pas dit du tout que j’ai le courage d’aller jusqu’au bout de quatre volumes d’entre 800 et 1000 pages chacun, ça me semble dingue, mais le voyage peut être intéressant.

#2319

il y a pas mal d’années de cela, je m’étais baladé dans Hackney Marsh, les terrains autour des doubles cours d’eau rivière Lea et canal Lee Navigation. Avec l’arrivée du parc olympique, j’étais fort curieux de voir ce que cet environnement était devenu, comment on l’avait transformé. Le fait est que, finalement, lorsque l’on descend le long du canal ces transformations ne sont pas très surprenantes: par endroits, les taudis et les usines abandonnées ont été remplacés par de nouveaux groupes de petits immeubles, ce qui vaut tout de même mieux. Quant à la vaste zone industrielle en friche, sur la droite, eh bien c’est devenu une non moins vaste friche olympique, aussi neuve qu’aride. Je ne m’en suis pas plus approché que cela: de mon point de vue, ce type de grandioses installations est à peu près aussi compréhensible et nettement moins intéressant que les déchets extraterrestres géants de Stalker.

Je sais que la rivière Lea a été redessinée, qu’elle contourne élégamment le grand stade, bien bien, mais pour le reste ces alentours demeurent toujours aussi intéressants — plus même, car il semblerait que nombre des anciennes installations industrielles aient été reconverties pour les branchés, faisant de Fish Island une sorte de nouveau Brooklyn… Il reste encore quantité d’entrepôts, des gasomètres élèvent encore leur squelette circulaire, le parc olympique n’a pas encore tout aseptisé ni rasé. Sur le canal flotte une senteur de bois brûlé, sinuant en bouffées grises depuis les cheminées de certaines péniches amarrées là.

Lee Navigation, Lea River… La fois dernière, ayant déjà marché considérablement (je venais plus ou moins d’Eping et j’avais descendu toutes ces collines jusqu’à la vallée de la Lea, une expédition dont je me souviens encore fort bien, mémorable qu’elle fut), j’étais fatigué arrivé à l’endroit où les deux cours d’eau se rejoignent et, une averse menaçant, j’avais regagné l’arrêt de bus le plus proche pour rentrer à l’hôtel. Cette fois, j’ai persévéré, afin de découvrir une longueur de canal m’étant encore inconnue. J’adore les canaux de Londres, ce n’est pas nouveau, et pour moi Limehouse Cut ça l’était, nouveau. Sous le ciel très bleu, dans la nature automnale et avec cet air que je qualifierai de vivifiant sans, pour une fois, mettre d’ironie dans cette expression, la marche fut ravissante. Tant et si bien que, parti tôt le matin, je me retrouvais à midi à peine sur le bassin de Limehouse. Je continuai donc, cette fois par les bords de la Tamise. Enfin, un peu las, je m’assis sur un banc dans le King Edward Memorial Park et lu un long moment, jusqu’à finir Vortex de Robert Charles Wilson (de l’avantage de la liseuse). Un roman bien meilleur que le deuxième volume de la trilogie — c’était facile —, mais également, je crois, plus ample encore de vision et finalement plus impressionnant, ce qui n’est pas peu dire, que le premier, Spin. Wilson dans ce roman me semble se rapprocher d’un Greg Egan, en fait. Et en parlant de surdimensions… Le soleil me chauffait douillettement, la Tamise turbulente faisait cogner ses vagues comme la mer, une impression renforcée par le cri des mouettes, et là-bas, dans la brume bleutée, l’immensité des nouveaux bâtiments londoniens est telle que Canary Wharf et ses voisins serrés me faisaient presque l’effet de petits immeubles, autour d’une boucle de la Tamise réduite à un lac par ma perspective faussée. La taille de Londres me sidère (un peu) et il reste de tels espaces à développer (beaucoup)… C’est impressionnant, ça aussi.

Well, well, how time flies: quand finalement j’arrivais aux St Katharine Docks (juste sous le Tower Bridge), cela faisait déjà… euh, plus de cinq heures que je marchais? Fichtre. Et même pas trop fatigué, alors qu’il faut bien avouer que le deuxième soir j’avais les jambes douloureuses.

#2318

« Everywhere we look, design acts as rock strata, allowing the placing of dates – and the conjuring of memorie« , écrit Christopher Fowler sur son blog, et il s’agit précisément d’une des choses que je recherche, que j’observe, lorsque je me promène en ville. Ces marqueurs temporels, plus ou moins discrets ou évidents — c’est ainsi que chaque fois que je me rends à St-Étienne, une petite ville près de Lyon, j’ai l’impression d’avoir effectué une sorte de voyage dans le temps, vers les années 70, tant s’y avèrent nombreux les marqueurs « seventies » —, mais aussi, à Londres comme en ce moment, les marqueurs de différence: par rapport à ma propre histoire, à ma propre culture. Le plus petit détail peut (me) surprendre, et comme je ne reste que dix jours, je n’aurai certainement pas trop le loisir de devenir blasé, habitué, inattentif. Au moment où je rédige ces lignes, je mange un bout et vais ressortir sans tarder, dans le quartier, juste pour me balader un peu dans la lumière du couchant. La pluie aura menacée toute la journée, mais qu’importe: d’après la météo, les jours à venir seront beaux, ou du moins « secs », donc je n’ai guère à me plaindre.

D’ailleurs, si je devais me plaindre je n’aurais qu’à m’en prendre à moi-même. Car c’est là l’ennuie, dans les voyages: on s’emporte avec soi. Et plus encore lors d’un voyage tout seul, comme c’est maintenant le cas. Donc: insomnie, crise d’angoisse ce matin, bref mon chiant de moi-même qui me pourrit la météo interne du fait de cette fichue solitude. Je savais que cette dernière constituerai un problème, no surprise here. Anyway: en fin de matinée, je suis descendu dans la City. D’un désert toujours aussi surprenant, les week-ends, quand les requins n’y sont pas. Passage par Bunhill Fields, histoire de tenir mon quota de cimetières (!), destination le Bishopgate Institute, pour un salon de la bédé indépendante que m’a conseillé mon camarade JPJ. Le « Comica Comiket ». Et c’était bien chouette: des fanzines, des tas de fanzines, dans une belle salle presque en face de la gare de Liverpool Street ; avec sur le podium une succession de dessinateurs en train, eh bien, de dessiner, quoi. Que ces jeunes gens sont, euh… jeunes, vraiment. Mais ils font toujours des fanzines A5 avec une agrafe au centre comme de mon temps (voix chevrotante). Bon, rien vu en fait qui m’attire véritablement, en dehors… de deux gros et lourds albums, argh — zuuut, mes bagages. Enfin quoi, il fallait que je craque: sur l’énorme Things to do in a Retirement Home Trailer Park, d’Aneurin Wright, tout d’abord. Extrêmement sympa et accueillant: on a un peu discuté, et il m’a fait un bô dessin. Non, je ne suis pas du tout un chasseur de dédicaces, mais là, je sais pas, j’en avais envie. Et puis quand même: y’avait aussi Bryan Talbot! Pas bavard du tout, lui, mais il m’a aussi fait un petit dessin dans le 3e « Grandville » tout nouveau. Happy, happy.

#2317

Sans la moindre préméditation, cette journée aura été placée sous le signe du béton.

Mais tout d’abord, ce matin, encore un peu fatigué de mes excursions précédentes, et face à un ciel vraiment très gris et très bas, j’ai décidé de rester tranquillement à bouquiner, dans un fauteuil aussi beau que confortable. Aimant les trains (ce doit être dans les gènes), de temps en temps je levais le nez de ma page pour contempler le passage d’un métro, à la station d’East Finchey juste en bas (à ce niveau, le métro émerge des tunnels et se met à circuler en plein air, comme sur toutes les lignes de banlieue). Je ne suis pas encore blasé du spectacle de ces chenilles rouges et blanches. Et le soir les rames du métro filent comme un code morse projeté dans la nuit: fenêtres illuminées de l’intérieur, deux longues (vitres verticales), deux courtes (portes), deux longues, trois verticales, deux longues, et ainsi de suite… Le tout ponctué d’éclairs, comme des flashs de presse, lorsqu’une étincelle jaillie de la ligne.

J’ai lu, donc. Un curieux et amusant roman: Fuzzy Nation de John Scalzi. Je n’avais jamais encore lu ce monsieur, un Américain qui visiblement à l’heur de plaire actuellement aux fans. Chez Forbidden Planet, cependant, sa réputation ne semble pas grande car il n’occupe qu’un minuscule bout de rayon. Avec surprise, je suis tombé sur un roman de Scalzi intitulé The Android’s Dream, avec des moutons en couverture. Un hommage à Dick? À lire le 4e de couv, on croirait pourtant plutôt un rip-off de la Course au mouton sauvage de Murakami. Curious. Et l’auteur d’annoncer un prochaine The High Castle? Curiouser and curioser. Mais un fuzzy, non, vraiment? Mais si: c’est indiqué assez discrètement, mais il s’agit bel et bien d’une réécriture du premier roman de H. Beam Piper consacré aux fuzzies (autrefois renommés en France les « tinounours sapiens »). Un roman qui datait de 1962, et dont Scalzi proposa donc en 2011 un « reboot », comme on en fait à Hollywood. Je me souviens que dans le temps, Marie-Pierre Najman avait publié dans Yellow Submarine une nouvelle abordant cette question de la réécriture, dans un futur alors incertain, d’oeuvres anciennes de SF par de nouveaux auteurs. Eh bien, voici que ça devient d’actualité. D’autres s’y mettront-il? Ah, c’est que somme toute c’est encore mieux que la « sequel », comme plan. Enfin, j’ai lu Fuzzy Nation et force est d’admettre que cette version réimaginée par Scalzi s’avère très sympa. Je suis fan de longue date des fuzzy sapiens et, pour inhabituelle qu’elle soit, l’initiative de Scalzi s’inscrit somme toute assez bien dans l’histoire étonnante de ce cycle: H. Beam Piper avait publié deux romans sur ses petites créatures, puis s’était suicidé. Un auteur lui avait donné une excellente suite, puis un autre aussi. Avant que le manuscrit d’un 3e roman de Piper soit soudain retrouvé, concluant la trilogie et contredisant forcément la suite d’un autre auteur. Scalzi ajoute donc à cette étrange série, avec un roman revisitant les débuts, d’un point de vue un peu plus réaliste, un peu plus nuancé. Les fuzzies y sont nettement plus petits et on ne les voit peut-être pas vraiment assez, en tout cas Scalzi semble s’être méfié d’un excès de cute. L’idéologie est la même, et là aussi c’est logique: on a vu avec Aquablue, Avatar et les bédés de Léo combien ces thématiques demeuraient porteuses. Scalzi s’en tire bien, c’est écrit de façon alerte et prenante, de la bonne littérature populaire. Apparemment, Scalzi revendique le « fun » comme seule motivation d’écrire, c’est peu mais ici ça fonctionne bien.

Après cette agréable distraction, j’avais envie d’un peu d’art, alors je suis descendu jusqu’à la National Gallery. Histoire de revoir quelques favoris: rien ne me donne un sentiment de douce sérénité comme la contemplation d’un tableau que j’aime. Et la National Gallery possède quelques Van Gogh que j’adore, un Gallen-Kallela, des Seurat, quelques Pissaro (dont celui avec une fantôme), enfin bref, pas mal de toiles admirables, favourites of mine, auxquelles j’aime revenir de façon régulière. Le musée étant gratuit, contrairement à Orsay par exemple, cela facilite cet amour récurrent. Pour ne rien gâcher, il y a aussi une poignée de nouvelles acquisitions de toute beauté — en particulier un Caillebotte. Empli du zen très particulier que je tire de la lumière de certains tableaux, c’est tout heureux que je ressorti — et achetai une grosse saucisse au poivre et aux oignons, parce que l’art c’est formidable, mais manger ça fait également du bien.

Où aller ensuite? Après deux jours de nature, j’avais envie d’asphalte et de brique, enfin, de ville quoi. Je suis donc descendu jusqu’à la Tamise. J’ai beau connaître Londres relativement bien, depuis le temps, j’y trouve toujours de nouveaux sujets d’émerveillement. Je n’étais jamais descendu à la station Charing Cross, par exemple, très bizarrement. Plaisir mineur, mais plaisir. N’étais jamais non plus passé par la passerelle ouest d’Hungerford Bridge. D’où le soleil rasant laissait émerger le Parlement d’une brume rosée et faisait étinceler le London Eye et la masse ocre de l’ancien hôtel de ville. Côté Southside, je refis connaissance avec l’architecture brutaliste héritée du Festival of Britain de 1951. Elle n’est pas aisée à aimer, cette architecture, toute de striures, de rudesse, de gris sans compromis d’un béton brut. Pourtant, elle s’impose, dans la pureté de ses lignes et justement parce qu’elle ne fait pas de compromis.

Profitant de la marée basse, je descendis sur la grève, et m’avançais même jusqu’au bord de l’eau. Des années que je n’avais pas fait ça, et jamais sur cette rive. En remontant, je découvris que si The Shard n’est pas encore tout à fait terminé, déjà d’autres gratte-ciel sont en cours d’érection, côté City. Une sorte de pyramide inversée et une tour qui ne va pas tarder à cacher le Gerkin. J’ai lu l’autre soir dans l’Evening Standard que plein d’autres gratte-ciel allaient être construits, la mode est aux tours, les über-riches aiment se planquer en hauteur, en ce moment.

Tiens, une autre sorte de béton: non pas les striures mais le lisse glacé du béton ciré (déco obligatoire de nos jours dans tous les musées et autres lieux publics) et… la Tate Modern a déjà commencé à changer, bien que le nouveau building qui lui pousse sur le flanc n’en soit encore, extérieurement, qu’au stade des tours d’ascenseurs. Au niveau du Turbine Hall, par contre, une nouvelle échancrure s’ouvre, vers les soubassements en béton brut, bouquets de piliers et murailles rudes, la Modern a nommé ça The Vault. Et comme d’habitude, elle met au moins autant son espace que ses oeuvres d’art en valeur. On se perd dans une vaste pénombre d’où n’émergent que quelques écrans, une musique planante, le sujet semble être l’ambiance et notre rapport à l’espace, on titube un peu.

Traversant la passerelle, je contourne ensuite la cathédrale, pour gagner un autre ô combien grand espace du béton: le quartier de Barbican. Une utopie urbaine, tellement décriée en son temps (le Barbican Centre ouvrit en 1972), mais depuis tellement bien admise, car si réussie, si étrangement imposante et vivante, si formidablement différente, que même les immeubles subséquents se sont, pour la plupart, pliés à sa logique: passerelles et coursives, rampes et escaliers. J’adore le Barbican, et j’idolâtre le Barbican Centre, si, si: je suis un enfant des années 70, je suis un enfant d’une ville nouvelle, alors le Barbican! De nos jours, le design, la déco et l’architecture 1950, 60 et 70 sont enfin revenus en grâce, on les aime et on les imite de nouveau, c’est vintage, alors je peux dire combien j’apprécie le fait que personne n’ait jamais osé « rénover » le Barbican Centre: ce centre culturel est toujours génialement « dans son jus », tout de brun et de beige, avec de grandes touches d’orange. On se trouve dans les Seventies, pour de bon, je trouve ça magique. Et l’expo que j’ai vu à la Barbican Gallery, « Everything Is Moving », ne dépare pas: des travaux photographiques des années 60 et 70. Curieusement agencée, d’ailleurs: un premier photographe, bouleversant, sur le quotidien en Afrique du Sud au temps de l’apartheid ; puis des photos américaines très quelconques ; puis un autre photographe de l’apartheid ; encore une « pause » sans intérêt, et des photos sur les marches et les mouvements pour l’émancipation des Noirs, aux USA dans les années 60. Fascinantes et profondément touchantes. Le commissaire d’exposition ne savait apparemment pas trop où il allait, mais les trois grandes tranches sur l’apartheid et les droits blacks valent largement la visite, c’est une leçon d’histoire, superbe.

#2316

Il s’agissait d’être logique: puisqu’hier j’avais fait un parcours du « Capital Ring » en partant d’East Finchley, il s’agissait que je termine cela, cette fois en le prenant dans le sens indiqué par mon guide. Soit donc la balade d’East Finchley à Highgate, et plus si affinité. D’autant que le temps se maintenait au « sec ». Pas au beau: la météo, à Londres, parle de « dry » quand il ne pleut pas, ce qui est considéré comme bien assez beau déjà. Hop donc, traversant la High Road je pénétrai dans Cherry Tree Wood, le bois qui s’étend en face de la station du métro. Les Anglais sont toujours très attentif à la sauvegarde naturelle et l’on nous explique, dès l’entrée du bois, qu’il s’agit là d’un lambeau survivant de la vaste forêt préhistorique. Plus récemment, un évêque en avait fait son terrain de chasse. Au sortir du bois, une deuxième forêt s’ouvre sur l’autre trottoir, Highgate Wood, ample et majestueuse. Une autre rue, et de l’autre côté encore une autre forêt: celle-ci plus dense, plus sauvage. Le sous-bois se perle d’or, entre les contorsions des troncs épais. Accrochée dans un repli de collines, la grâce pointilliste de cette forêt d’automne m’enchante aussitôt: les taches tremblantes des feuilles, au sol le tapis tacheté des feuilles mortes, et les troncs des chênes, noirs, tranchant sur toute cette lumière mouvante. Queen’s Wood. La multiplicité et la beauté de ces bois me sidèrent, on est dans Londres et presque jamais je n’émerge dans une rue, au milieu des maisons pourtant toutes proches. Nonobstant quelques joggueurs, la faune que je croise se constitue de merles, de pies, d’écureuils bien sûr. Plus loin serons aussi des mouettes, canards, foulques, cygnes. Hier j’avais vu un héron s’envoler dans toute sa grise élégance au-dessus de la Brent. Un sentier en pente raide, et soudain une rue, encaissée entre deux épaules rocheuses, Priory Gardens.

Le guide indique que la promenade suivante débute entre les maisons n°63 et 65: un autre sentier grimpe là, on tourne dans l’herbe derrière une vieille bibliothèque, une vieille route descend, tourne, et s’ouvre là un nouveau parc. Sur la gauche se distinguent les bouches abandonnées de deux tunnels ferroviaire: le Parkland Walk constitue le tracé d’une ancienne ligne, abandonnée. Il avait été question de la récupérer pour la Northern Line du métro, mais la seconde guerre interrompit ces projets — ainsi sais-je maintenant pourquoi des quartiers comme Muswell Hill et Crouch End n’ont pas de station de métro: j’ai marché tranquillement, sous les arbres, entre leurs quais en ruines. Et de toutes les balades que j’ai effectuées pour le moment, c’est sans doute la plus belle, celle en tout cas qui me parle le plus: une vraie exploration urbaine, cette longue longue longue étendue qui serpente entre les rues et les maisons, dominant tout, offrant par endroit des trouées visuelles vers les habitations humaines. C’est le plus long parc de Londres: plus de 7 kilomètres.

Tout au bout, après le trajet enclos d’une passerelle métallique sur l’un des périfs, la perspective étroite et fermée s’ouvre soudain en grand, en très vaste: Finsbury Park. Les larges allées et les pelouses immenses roulent calmement au sommet de la colline, sous un ciel alternativement bleu, blanc ou gris. Et puisque j’avais achevé ma précédente balade au bord d’un réservoir, autant recommencer: à une extrémité du parc, je me glisse sur la rive étroite et boueuse de la New River. Qui n’est ni nouvelle ni une rivière, mais un canal étroit et peu profond, creusé au 17e siècle pour apporter de l’eau potable à Londres. Suivant le sillon de cette eau lisse, je rejoins les bords d’un premier lac, l’Eastern Reservoir, et les deux masses liquides, le canal et le lac, de filer parallèles. Enfin, la New River se décide à s’ouvrir au Western Reservoir, et le décor passe du boueux-herbeux au lisse et propre d’une nouvelle résidence, avec un beau sentier en courbe douce. De petits voiliers glissent sur le lac, au loin le soleil forme comme une barre dorée sous les nuages gris, un clocher s’y détache, ainsi que la tour carrée, trapue, des anciennes pompes. Au sortir du sentier, d’autres pompes encore, dissimulées sous la forme d’un château pseudo-médiéval en briques sales. Fin de la promenade, la plante de pieds en feu, il faut encore rejoindre la station de Manor House.