#336

La thérapie de la diffraction

En hiver, il arrive que se fasse trop forte la pression de la foule du centre commercial ; trop gluante la sottise humaine. Ces soirs-là, au sortir de la cohue imbécile, il m’arrive d’éprouver le besoin d’oublier.

Je me perds alors dans les petites rues — en ayant au préalable retiré mes lunettes. Le monde nocturne prend aussitôt un aspect psychédélique. Je marche sur les trottoirs le regard rivé aux lueurs : chaque lumière, chaque étincelle, aussi minime soit-elle, se métamorphose à mes yeux myopes en un halo brillant. Comme une sphère aplatie, une galette de pur scintillement qui, quelque soit sa source, a toujours la même dimension. Et ses rondelles lumineuses forment un spectacle étonnant, d’une exaltation primesautière : ne connaissant ni profondeur ni perspective, elles naissent & meurent, tressautent & palpitent, sur le fond indistinct de la rue comme des entités magiques. Cheminant avec lenteur sur le trottoir, je m’amuse à les observer, yeux écarquillés, elles se fondent les unes dans les autres, je perds leur signification pour n’en retenir que la fascination d’une pantomime abstraite. D’autant plus merveilleuse qu’elle m’est parfaitement intime : nul autre regard que celui de ma myopie ne saurait la saisir. Le trivial (feux arrières des voitures, reflets sur un lampadaire, ampoule allumée dans une vitrine, goutte d’eau sur un mur), se fait scène féerique. Le banal confine au sublime — et nul besoin d’une drogue pour cette expérience du psychédélisme.

Quant au reste du monde, le fond, le décor, il n’est au mieux qu’un vague brouillard entre or & ombre, des nuages, de vagues traits de craie. Même les façades les plus proches ne deviennent-elles jamais plus nettes que dans un tableau de Degas, gommées par la lumière qui semble en sourde. Les feuillages, nimbés par l’éclairage public, sont des poudroiement d’or indistinct ou des masses vibrantes à la Turner. Et les humains ? Invisibles, fantomatiques : au mieux, un furtif nuage de pixels sombres.

Je marche ainsi, le temps qu’il faut pour ne plus penser, ne plus ressentir rien d’autre qu’une pure émotion esthétique. La lumière diffractée chasse l’angoisse de l’agoraphobie, disperse les miasmes de la voracité humaine. Un quart d’heure, vingt minutes ? Je peux de nouveau chausser mes lunettes sur mon nez, regagner la maison avec un semblant de sérénité.

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