Chemin en Forez
La fois dernière que nous avions emprunté cette route, on devinait encore l’éclat blanc de petites plaques de neige, par endroits, dans l’herbe des fossés. Il ne saurait en être question cette fois: curieux festival que celui-ci qui, non content de ne monter son chapiteau qu’une année sur deux, en change chaque fois & les lieux & la date. Pour autant, bien que les festivités se déroulent dans un château à la campagne, nous avons rendez-vous à Roanne pour déjeuner.
Et quoique nous ayons prévu de manger à la brasserie que nous connaissions déjà, place de l’Hôtel de Ville, notre ami JJ et son fiston Alain se sont installés à la terrasse d’un nouvel établissement. Il faut reconnaître que son nom a de quoi séduire: « Baker Street ». Et puis nous amuse le fait que cette brasserie toute neuve étende ses auvents pourpres là où il y a peu encore ne se trouvaient que des boutiques abandonnées, au seuil d’un supermarché en déshérence. De cette improbable poche d’échec urbain en plein centre-ville (entre le colosse rococo jaune & brun de la mairie et la pierre banche & fraîche de la salle des fêtes), endroit idéal pour un festival désert qui y prenait des airs à la Mad Max, il ne reste plus donc que les parpaings ruinés d’une prétendues réhabilitation en bureaux. Finie la longue pergola seventies, nous mangeons à l’ombre rouge d’une toile qui fait bien de nous protéger des ardeurs d’un soleil écrasant. Moules au curry & mousse de chocolat blanc — on recommandera l’adresse!
Une parade science-fictive s’annonçait, en fait ce ne sera qu’un couple de Bogdanov: dérisoire des gadgets de la SF transformés en pantins d’aluminium sans même un public. Les endimanchés du mariage concomitant sont plus drôles.
Perdus nous serons ensuite: par les rues sans indications d’une banlieue flambante neuve (qui eut cru cela possible de Roanne l’endormie?) puis d’une voie de chemin de fer à la Loire tortueuse, par un pont inutilement traversé mais non regretté: qu’il était beau, tout en pierres rouges à l’appareil blanc! Une élégance un peu frustre de début d’ère industrielle — impression que renforce sa voisine, carrière de gore rouge.
De nouveau sur le bon chemin, celui qui ne cesse de monter & de descendre du plateau à la Loire, la terre écarlate se voit remplacée par les croupes verdoyantes de collines, couvertes qu’elles sont par la toison drue des forêts du Forez.
Notre destination se découvre soudain au détour d’un méandre du fleuve, si incongrue que je crois un instant qu’il ne s’agit que d’un décor: le Château de la Roche.
Nous nous garons dans un vague parking, creusé à flanc de colline. La route surplombe de très haut l’étrange mise en scène du festival, où l’on ne sait plus ce qui est permanent, de la longue toile blanche du salon libraire, de la haute armature hi-tech érigée sur la rive (construisent-ils un second château ?) et des tours médiévalisantes plantées dans l’eau verte, à la pierre trop propre pour paraître authentique & à l’entrée drapée de blanc comme un décor de théâtre. Seule la Loire semble réelle. Et encore: des traces dans la pierre de la berge d’en face, abrupte comme le bord d’un fjord, sont les traces qui attestent de l’inconstance du fleuve, crues & décrues des eaux.
Mais quelle idée de consacrer à une thématique urbaine (« Ville au bord du futur ») un festival placé dans un cadre qui ferait plutôt fantasy. Encore que l’intitulé nous ait fait rire: Roanne semble effectivement avoir été oubliée au bord du futur, sur le bas-côté de l’évolution urbaine.
Quelques visages connus, des bouquins, une expo moins séduisante que son écrin (encore que je craque volontiers sur des originaux de Schuiten). Table ronde sur la ville du futur — nos écrivains peu inspirés ne disent pas grand-chose d’autre que de l’ordinaire, tandis que l’architecte invité s’avère passionnant & passionné, d’une lumineuse pertinence. JJ & Fab farfouillent dans les bacs de vieux livres, Gizmo prend des couleurs.
Projeté sur la Loire au bout d’un bras, visiblement destiné à l’obtention d’un péage, le Château de la Roche s’impose comme une évidence en pierre ocre. Accoudé à la balustrade de la terrasse comme à la proue d’un navire (mais il s’agirait en fait d’une poupe, la Loire filant en sens inverse), je savoure la beauté du site.
Les pentes boisées qui plongent directement dans le flot vert (je pense à un loch écossais). La trouée lumineuse, jaune tendre, d’un pré qui au-delà de la prochaine boucle descend doucement jusqu’à l’onde. La plage toute en roches fendues, d’un rouge éteint. Les vibrations qui courent sur l’eau sombre & boueuse. Les deux gamins blonds qui sautillent sur la rive étroite — notre Alain qui tente de réussir quelques jolis ricochets, tandis que le Boris de Gilles ne pense qu’à faire de beaux éclaboussés.