#1964

Plus de voiles, le vent marin les a tous levés. Lisbonne à bien d’autres déguisements: d’un quartier à l’autre, sa physionomie change considérablement, c’en est étonnant. Et comme l’immensité d’une ville nous oblige souvent à user de comparatifs, tout comme nous avons tendance à réduire les personnes que nous croisons à un rôle, à un élément, je me surprend à songer que tel alignement de façades me fait penser à Nice ou telle ruelle à Bordeaux. Références forcément méridionales, éclairées par la brutalité de la lumière maritime et hivernale. Le ciel se fait selon les moments d’un bleu transparent, délicat, ou d’un azur sombre, vibrant.

Nous montons depuis le Campo de Santa Clara jusqu’à la petite citadelle de Sao Jorge, dans un air nettoyé de frais par le vent. La masse blanche d’un monastère érige une muraille de blancheur éclatante en haut d’une pente, les ruelles sinuent alentours, passent des tramways jaunes que l’on croiraient hissés sur leur pointe des pieds, après avoir soulevé leurs jupons. Nous en emprunterons un après le déjeuner, pour rallier une toute autre hauteur lisboète.

Descendre, monter, descendre, monter encore, la ville se traverse en brinquebalant, chocs, grincements, le vieux véhicule à l’intérieur de bois vernis défi la gravité et les effets de l’âge. Il nous relâche devant un autre grand gateau blanc de la superstition dominante, la Basilica da Estrela, aux portes ressemblant cocassement à celles d’une gare. Face à elle un jardin, sous les pas craquent ce que ma provençale de mère nomme des pétouls, les baies du micocoulier. Goût sucré comme d’une date. Gamine, durant la guerre, ma mère remplissait ses poches de ces fatouls (en patois) et se faisait gronder parce qu’elle les mangeait en classe. Des oranges brillent dans les arbres, des palmiers élèvent leur cou immense. Nous traversons pour gagner le cimetière anglais — fermé l’apres-midi mais l’on nous ouvre quand même. Allées moussues, grands arbres, tombes grises en désordre dans une senteur de buis. Henry Fielding, auteur du classique Tom Jones, repose sous un empilement de marbre. J’aime visiter les cimetières, tranches presque champêtres d’histoire.

Au retour, thé sous les arcades ministérielles de la Praca do Comercio. Des bourgeois lisses, sophistiques et parfaitement anonymes dans leur rôle de hauts fonctionnaires s’attablent avec mines affables et sourires fats de leur propre importance. Un seul sort du moule ministerielo-universel, qui avec ses gants noirs, sa canne qui en une autre époque eut été canne-épée et un monocle vissé dans l’orbite droit, sort de la norme et s’est créé une persona de chef des services secrets anglais. Le thé n’est pas du Lipton Yellow mais aussi infect, seule l’étiquette diffère.

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