#2171

Londres décembre 2011, digressions – 5 (fin)

Sans doute le moment le plus curieux du séjour : ma virée à Putney Bridge. JPJ m’avait parlé d’une librairie de comics d’occase, avec beaucoup de vieilles publications anglaises pour la jeunesse, et puisque je n’avais jamais poussé jusqu’à Putney, ma foi… Je débarquai donc à la station Putney Bridge. Au dehors, sous la lumière orangée des lampadaires qui transformait cette arche du pont en un décor reconstitué en studio, un passage étroit indiquait la passerelle piéton. Je m’y glissai, tournai, et dans l’escalier de briques jaunes se tenait un jeune garçon, 11 ou 12 ans, bien habillé et la tignasse bouclée blonde. Je passais devant lui, perplexe, un peu mal à l’aise : le garçon chantonnait à mi-voix, tournait sur lui-même les bras tendus… Un gamin perdu dans sa rêverie, overdose de Billy Eliot ou bien ? Dans sa main une bouteille en plastique de Perrier. Mais s’agissait-il vraiment d’eau ?

Interloqué je continuais, sur la passerelle piétonne suspendue au bord du pont du métro. La Tamise luisait tout en bas, silencieuse, énorme masse d’ombre entre les rives obscures, loin devant brillaient faiblement les lueurs de la ville, Putney c’est déjà presque la campagne. En bas d’un nouvel escalier, je débouchais sur une banlieue peu éclairée, petites maisons endormies, mais où étais-je donc, comment retrouver mon chemin ? Tout cela ne correspondait pas au plan que j’avais consulté. Plutôt que de sortir le Mini AZ de ma poche, je partais vers la droite, me fiant à mes souvenirs, le pont routier devait être dans cette direction, et c’était à sa droite qu’il fallait tourner pour trouver la librairie, le pont du métro, lui, devait être un peu loin sur la gauche. Bref, je trouvai une rue un peu plus large et un peu plus éclairée, puis une longue rue sombre sillonnée de voitures. Là, à l’angle d’un immeuble bas, dans une flaque de lumière dorée (toujours cette impression de décor en studio), une petite tête de chat pointait à une porte entrebâillée. Me voyant, le jeune chat, un an au maximum, mince et élancé, tout doré lui aussi dans le sodium haze, fit quelques pas sur le trottoir et je m’accroupis devant lui. Insouciant, innocent, il joua un peu avec la frange de mon écharpe, se laissa caresser en ronronnant légèrement. Je levais le nez vers la porte : un digicode, sans doute n’aurait-elle pas dû rester entr’ouverte ? Avec l’impression de faire une B.A., je soulevai le chat, si léger, qui ne protesta pas, et le posai sur le carrelage de l’entrée. Il partit dans le couloir en courant, je tirai la porte, « clac » de l’aimant : derrière moi vibrait le trafic automobile.

Un peu plus loin encore, toujours vers la droite, je rejoignis un carrefour animé, magasins, voitures, distinguais la bouche du pont vers laquelle je remontais puis tournais, encore à droite. D’après le plan la librairie se trouvait dans cette rue — vide, juste des immeubles, des arbres côté fleuve, je m’obstinais, une boîte de nuit formait un angle aiguë contre la rive, toujours rien et allais me décourager quand soudain, dans la nuit, une barre baignant dans une lueur blafarde : une série de petits commerces. Oui, la librairie : vitrine violemment éclairée de blanc, barrée de guirlandes blanches. Poussant la porte, je trouvais non pas les couleurs vives des habituels comics en facing et étalages d’action figures, non, mais une boutique emplie de cartons blancs bien alignés, sous d’impitoyables néons. Seul élément typique, le gros libraire barbu renfrogné, sans lequel une librairie de comics ne serait pas une librairie de comics. Pas un bonjour, il discute avec deux jeunes geeks, j’avance entre les travées de cartons blancs, juste libellés au gros feutre noir DC ou Marvel. Dans chacun, bien serrés, des comics placés sur une grande carte blanche, sous plastique. Pas du tout control freak, le libraire. Jamais vu un tel ordre.

Un escalier étroit descend au sous-sol, bien sûr, c’est obligé dans une librairie anglaise. Encore des cartons blancs, sur deux hauteurs, libellés Boy ou Girl ou Action ou Disney, je m’enfonce dans ce boyau blanc, toujours sous les néons, je tire de temps en temps un comics ou un autre : c’est extraordinaire, toutes les revues anglaises pour la jeunesse sont entreposées là, bien propres, sur leur plaque blanche. J’hésite devant des rangées et des rangées de Gem, me décide finalement pour un numéro de The Magnet « Coronation spécial », 15 mai 1937 (Gem et The Magnet étaient des nouvelles illustrées, sur les aventures toujours semblables d’écoliers à St Jim ou à Greyfriars School, avec dans le deuxième cas comme anti-héros l’obèse Billy Bunter et ses compagnons les Famous Five — bien avant Enid Blyton ; je venais justement de lire un article d’Orwell à ce propos, et la vrai Greyfriars School est Charterhouse, l’établissement médiéval qui s’élève au bord du même square que l’immeuble Art déco d’Hercule Poirot, Florin Court). Je craque aussi pour un Eagle très abîmé et donc presque donné (avec Dan Dare en couv, bien entendu) et pour six Mickley Weekly comme j’en avais admiré chez JPJ. Mieux vaut remonter avant de trop céder à la tentation. Je paye au barbu, sans oser me présenter comme ami du Jennequin, ressors dans la nuit. Par où rentrer ? Je prends le pont routier, pour changer, et regagne sans encombre la station de métro par des rues un peu mieux éclairées, avec toujours cette persistante impression que la ville n’est qu’une reconstitution dans un studio d’Ealing et que la netteté de l’air n’est due qu’à un tournage en vidéo.

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