Un autre « pas de côté » que j’aime faire : les cimetières. Et la promenade que nous avons appelé une « drabblerie » débute par un cimetière. À l’origine, il s’agissait d’un itinéraire du premier Time Out Book of London Walks, proposé par Margaret Drabble — une célèbre intello, directrice de l’Oxford Companion to English Litterature, autrice de plusieurs romans assez connus en Angleterre (j’ai vu qu’il s’en était récemment traduit un chez nous), sœur de cette autre grande intellectuelle britannique qu’est A.S. Byatt. Visiblement, lorsqu’il s’agit de Londres, madame Drabble a un peu un « pête » au casque, car sa balade est l’une des plus zarbis du bouquin — et donc celle qui nous séduisit le plus ! Au point qu’Olivier tenait à la refaire cette fois-ci.
Après pas mal d’attente sur des quais & dans des rames, nous débarquons enfin à la petite station de Kensal Green, près de laquelle s’ouvrent les portes du cimetière du même nom & dont nous avons adjoint la visite à la « drabblerie » d’origine. D’emblée, ce qui surprend/séduit dans un cimetière anglais, c’est le désordre de la végétation. Pas d’allées bien ratissées, de gravières arides & d’ifs étiques pour un lieu de recueillement comme le St Mary’s Cemetery : les sentiers sont en terre battue, les tombes répandues comme au hasard dans l’herbe folle, buissons & arbres poussent librement. L’espace dévolu aux morts est un espace de vie !
Dans cet immense terrain vague, nous errons le cœur léger & l’âme en paix. Nous amusant des patronymes & des prénoms, parfois de la forme d’une tombe (mais il n’y a guère de grands monuments à Kensal Green), souvent d’un emplacement (en couronne désordonnée au sommet d’une petite colline, ou bien toute seule sous les arbres). Une fois, une seule, nous voyons bien un jardinier, mais j’ignore à quelle activité il pouvait bien se livrer — l’action de ses semblables n’est guère apparente dans cet environnement de friches végétales.
Ce calme a un goût de campagne, le canal s’aperçoit par intermittence entre les arbres, en-deça du cimetière qu’il longe. Notre visite s’achève par un enclos mieux entretenu (tout est relatif) dont le demi-cercle aboutit au péristyle d’une petite chapelle. Contre celle-ci, un escalier monte vers le pont de Ladbroke Grove. Nous le grimpons en fredonnant le cantique « Gabriel’s Message » ! Difficile traversée de l’avenue (il sera dit que notre séjour se verra ainsi régulièrement entravé par ces odieuses voies rapides, que les piétons ne sont visiblement pas censés vouloir traverser), pour nous rendre de l’autre côté, dans un pub à la haute silhouette peinte en jaune vif, comme un mirador de la tradition britannique surveillant le flot hurlant de la civilisation de l’automobile. À l’intérieur, une clientèle de vieux habitués, gueules usées de piliers de comptoir. Le patron, un mince vieillard, m’apporte mon thé sur un petit plateau d’argent, avec une jolie théière blanche & un petit gâteau. Raffinement suranné dans un environnement rude.
Le canal, à ce niveau, se prend par un escalier qui descend du pont le long du supermarché Safeways. Nous retrouvons avec plaisir la familière percée d’eau & l’herbe du chemin de halage. Des oies du Canada sont alignées comme à la parade sur le rebord du quai en pierre, impeccablement posées dans une courbe. Un vrai sujet de photo, hélas gâché par l’arrivée d’un chien trop amical. Nous cheminons dans la verdure, de l’autre côté du muret s’élèvent encore les squelettes massifs de quelques dinosaures de l’ère du gaz — l’itinéraire de Margaret Drabble ne se nomme-t-il d’ailleurs pas « Pensées vertes près des gazoducs » ? Nous quittons le canal par le mécano multicolore d’un curieux pont métallique, afin de rejoindre une autre bulle de calme : la pelouse de Wormwood Scrubbs. Tournant le dos aux épais buissons qui nous séparent de la route, nous nous asseyons sur un banc juste au bord de l’immensité verte. Cette incroyable étendue d’herbe file vers le lointain, seulement bordée sur sa gauche par la masse indistincte de la prison. Le regard n’est guère gêné sur la droite que par une butte aux branchages hirsutes. Loin, très loin devant, avant la barre frémissante d’une banlieue, deux petits triangles rouges sautillent au ras des frondaisons : des cerfs-volants. Le ciel sans limite se couvre de masses blanches, grises, or, noires, au sein desquelles le soleil glisse des doigts brillants, des faisceaux tour à tour brumeux ou éclatants. Il fait doux, pas de pluie pour l’instant & je voudrais pouvoir fixer ce ciel, si bouleversant, si spectaculaire. Hélas, mon médiocre appareil photo n’en est pas capable, même en temps ordinaires (en rentrant, je constaterai qu’il ne fonctionnait plus du tout bien).
La fin de la drabblerie nous porte par de calmes rues résidentielles (quartier de North Kensington), jusqu’à l’angle de Latimer Road (où nous fredonnerons un peu de Camel, forcément) d’où l’on se glisse sous l’ombre d’un noeud d’autoroutes. Étrange espace urbain entre parking, souterrain & terrain de jeu — des salles de sport ont poussé depuis notre dernière visite, les lieux se sont un peu domestiqués. Émergeant hors du crépuscule de la West Cross Route, nous continuons dans Notting Hill. Déjà le soir, la lumière décline. Fourbus, nous effectuons une brève halte sur le parvis d’une petite église — la Notting Hill Methodist Church. D’un banc accueillant (dédié à un certain Philip Bedminster ; j’aime beaucoup la tradition qui consiste à acquérir un banc en mémoire d’un cher disparu), nous nous interrogeons avec ironie sur le curieux symbole de cette secte, une croix qui semble bander mou…
Bientôt apparaissent les « croissants » de Notting Hill, avenues concentriques dont les façades peintes composent des symphonies pastelles. Le soleil couchant fait particulièrement resplendir les teintes douces d’Elgin Crescent. Un pub, puis la remontée tranquille vers Notting Hill Gate, à travers les allées de grandes demeures ; le soir teinte les façades d’une nostalgie bleutée.