#2407

En réécoutant il y a quelques mois une chanson de Malicorne, je m’étais dit que, vu le mépris de la culture officielle pour les littératures de genre que je défends, je pourrais plaisamment adopter la devise : « Je suis éditeur de sornettes ». Le week-end dernier pour le 10e anniversaire des Moutons électriques, j’ai constaté une absence totale des fonctionnaires de la culture (Région, Drac, Arald), ils ne se sont pas déplacés et n’ont pas même mis un mot pour répondre à nos invitations ; mais nous avons eu un sujet à la télé, par contre (Fr3), tourné lundi dans nos bureaux : si ce n’est pas une bonne preuve du fait que je suis « éditeur de sornettes », ça, hein ?

Mais non, je ne suis point grognon, plutôt serein même. Après tout et grâce à l’aide de mes trois stagiaires successifs depuis juin — oui, moi aussi je me mets à exploiter du petit personnel (merci Thibaut, Hippolyte et Éléonore)— j’ai remonté la pente du retard et suis quasiment à jour sur toutes les tâches ovines. Je vais donc pouvoir me concentrer sur mes autres retards : les articles et bouquins que je dois écrire ! C’est fou, on est déjà fin octobre. On passe de la chaleur et des jours longs à la piqûre du froid et à la nuit très tôt. Je ne vois pas le temps passer, et n’ai pas encore acheté le moindre cadeau pour Noël, moi qui d’ordinaire suis prêt des mois à l’avance. Sacrebleu.

#2406

Trois années, seulement : ce fut tout le temps que j’habitai à Bordeaux, durant mes études. Mais cela suffit à faire de moi un amoureux de cette ville, au point que de passer un week-end à Bordeaux me fait l’effet d’une sorte de trouble, l’impression de marcher sur mes propres traces, de revenir à ma jeunesse. Je connais encore assez bien le nom des rues, des quartiers et des monuments, je n’ai rien oublié du plan de la ville, j’ai même lu quelques ouvrages sur son histoire. Pourtant Bordeaux a changé, de cité fuligineuse, couleur suie, elle s’est faite toute blonde, propre et aérée. Pour leur donner une petite idée du Bordeaux de mes années étudiantes, j’ai fait passer Justine Niogret et Jean-Philippe Jaworski, samedi, par un coupe-gorge des quais qui demeure encore dans son encre. Des quais ouverts, maintenant, et que sillonnent des tramways anthracites, il s’agit finalement de la dernière trace de ce noir du Bordeaux d’antan.

La tête légère, donc, avec une certaine sensation de vertige, je me suis efforcé de me replacer dans Bordeaux, que faire coïncider son présent avec mon passé. De toute manière, je m’y sens toujours « chez moi » : les larges pierres, les maisons basses (ces « échoppes » qui me tentent tant et depuis si longtemps), les toits d’ardoise, voilà qui me parle, tandis qu’à Lyon, bien que j’y réside depuis vingt-sept années déjà, je ne me suis jamais réellement senti en terre familière : les bâtiments immenses qui font de chaque rue un canyon, les toits de tuile rouge qui ondulent sous ma fenêtre, le crépis multicolore des façades, rien de tout cela ne me dit « racines ». Comme elle est étrangement capricieuse, cette sensation d’appartenance.

En dépit de la pluie intermittente, élément météorologique typiquement bordelais somme toute, j’ai donc arpenté, seul ou en compagnie de Patrick Marcel, un véritable amoureux de sa ville, les ruelles du quartier St Pierre, les abords de St Michel en travaux et des Capucins toujours populaires, la Victoire et le cours Pasteur, le quartier de Nansouty et celui du Palais Gallien, les quais de St Jean aux Quinconces. Il m’a amusé aussi de faire faire un bref tour à Jaworski, le soir après la rencontre chez Mollat : jouer au guide touristique permet de se remémorer des trajets et de faire remonter à la mémoire des anecdotes.

Et puis, voir tous ces copains, Loïc, Patrick, Laurent, Nico, Hippo ; faire un peu connaissance de Justine au long d’une heure de papotage devant la gare ; se promener dans un beau parc de Cenon au matin dominical ; traverser deux fois le nouveau pont Chaban-Delmas (le « pont baba », me dit Patrick), de nuit puis de jour ; faire quelques restau ; passer un moment humide mais amusant au Jardin public ; regarder les nouvelles statues ; examiner la portail en rénovation de la cathédrale… Tout cela réchauffe le coeur. Petite nature, comme toujours, j’en suis revenu un peu moulu, un peu dolent, mais la vie quotidienne reprend, avec l’arrivée prochaine d’une nouvelle stagiaire, le travail, les rendez-vous, cette existence à la fois très casanière et plutôt chargée.

#2405

Hier matin en prenant ma douche, après une nuit rendue malaisée par l’anxiété, trois mauvais rêves successifs, je sifflotais un morceau de Comus, « To Keep From Crying ». Je ne cesse d’avoir les morceaux de ce groupe qui me trottent en tête, depuis la mort de Lindsay Cooper. Et j’en avais un autre, « Like a Superman », au bord des lèvres hier soir en préparant le canapé du studio prêté par un ami parisien, après une belle et tendre et, finalement, rieuse journée d’hommage à Roland. Je sais qu’il écoutait volontiers les Art Bears, je ne sais s’il a jamais approché Comus, mais ça lui aurait assez bien ressemblé, n’écoutant un peu de prog que déjanté et acidulé. Hier d’ailleurs, PJT fut remarquable de justesse et d’intelligence dans son exposé sur les rapports de Roland avec la musique.

La dernière fois que je m’étais rendu à Clamart, je devais avoir 19 ou 20 ans. Je ne saurais donc prétendre que je reconnu grand-chose du trajet, si ce n’est le charme suranné de la petite gare de Meudon et l’entassement de petits immeubles en brique la dominant, ces pentes tordues qui après quelques enfilades d’arbres rabougris s’ouvrent sur une forêt, c’est bien là le décor des « Futurs mystères de Paris ». Plus loin, après le lent trajet de bus à la destination morbide de « Cimetière », je reconnus en revanche, avec une sorte de creux dans la poitrine, les immeubles bas de la Cité de la Plaine, où chez ses parents vivait Roland lorsque je le connus, en 1982. La brique semble pimpante, les trottoirs n’avaient peut-être pas dans le temps ce rouge-rosé charmant, les petits arbres n’ont pas changés, eux. Rue de Bretagne — j’avais oublié cette adresse, depuis le temps. Je trouvais le restau arménien où les copains s’atablaient déjà, me logeais, retardataire, au coin près de la porte ouverte, entre la jeune Natacha et mon vieux camarade Philippe. Je l’avais redoutée, cette journée d’hommage, qui se déroula avec une fluidité orchestrée de main de maître par le cardinal Rivera, et seulement au moment de parler à la table des éditeurs, eus-je une brève boule en gorge qui me fit bégayer. Une réunion de famille, somme toute, dont certains pas vus depuis longtemps, et tant en provenance des quatre coins du pays. Le décor de cette médiathèque, avec le long arrondi de la fenêtre, les murs d’un bleu pâle, les chaises blanches et oranges, possédait un ton très Seventies pas inapproprié à l’évocation de la jeunesse de Roland, à deux pas, avec la rue de Bretagne d’un côté, le collège non loin, et juste devant le bâtiment un simple garage, semblant abandonné, qu’Alvaro, l’ami d’enfance, nous révéla avoir été le bouquiniste où Roland gamin s’approvisionnait en Fleuve Noir « Anticipation ». Une pièce du passé pas encore effacée, contrairement, appris-je avec tristesse, à la maison de Garches où j’ai si souvent squatté.

Madame Wagner était là, en fauteuil roulant, petite silhouette tordue et fondue par l’âge, je ne reconnue pas la grosse dame à la lippe épaisse dont le laconisme nonchalant étonnait ma jeunesse. Dans la voiture de Philippe, en regagnant Paris dans l’humidité nocturne, la sélection tomba sur du Brain Damage et je savourai la voix de Roland, guettai ses inflexions. Une remarque de Pierre Pevel, dans le métro qui nous ramenait des obsèques de Patrice Duvic, m’avait frappé : c’est la voix des morts qui s’efface en premier. Celle de Roland va demeurer — mince consolation. Ce matin je me suis levé sans angoisse, dans les échos du studio presque vide maintenant. Le blanc des étagères a laissé place à celui des murs, avant la vente, dernière fois sans doute que je dors en ces lieux, un petit pincement au cœur pour la fin d’une époque. Sur le palier, tandis que je fais grincer la serrure blindée, je jette un œil par la porte grande ouverte du logement mitoyen, directement la cuisine, je pense « taudis », puis descend l’escalier au bois vernis noueux, au son cristallin de la pisse de la voisine. Sur le pas de la porte, un matou lève vers moi son lourd visage carré, un miaou de bonjour, je réponds en lui caressant brièvement la tête, nous nous quittons comme deux étrangers qui se sont reconnus en se croisant.

#2404

Nombre de mes lectures sont dictées par des impératifs d’ordre professionnel : manuscrits à lire ou à relire, livres à considérer pour une réédition, matériau pour alimenter un article ou un essai… Mais il y a d’autres lectures qui, sans m’être « dictées », me sont plus positivement et librement conseillées / orientées ou offertes par des amis. Ce fut pas mal le cas ces dernières semaines…

Après avoir lu le petit mais fort dense Les Grandes villes et la vie de l’esprit de Geog Simmel — une conférence de 1902 préfigurant la psychogéographie, réflexion sur l’habitant des villes et sa psychologie —, offert par Xavier Mauméjean, j’eus le plaisir de recevoir un autre cadeau du professeur X, sous la forme des Miroirs de l’infini d’Allen S. Weiss — une étude sur le rapport entre les jardins à la française et la métaphysique au XVIIe siècle. Xavier l’ignorait mais, justement, et depuis déjà un bon moment, je cogite vaguement (et en parallèle de Julie Proust Tanguy) à quelques volumes de la « Bibliothèque des miroirs » qu’il serait possible de faire, dans la foulée du Psychogéographie! de Coverley, cette fois sur les thématiques du « jardin secret » et du « paysage », l’art de marcher, le rapport à notre décor naturel, tout ça…

Sujets non sans rapport avec un conseil de David Camus que j’ai suivi l’autre soir : lire Histoire d’un ruisseau, du géographe anarchiste Élisée Reclus. David me l’avait conseillé dans la jolie petite collection de poche de  chez infolio, mais il est épuisé, et j’ai trouvé le texte dans une bien plus belle réédition précédente, chez Plume de carotte, avec des illustrations noir et bleu d’un Urugayen, le tout dans un format carré maquetté de manière assez fifties, très beau. Quant au texte de Reclus, c’est un pur délice, une rêverie de géographe: un long poème en prose décrivant par le menu le cheminement d’un cours d’eau, depuis sa source jusqu’à l’océan. Quelle prose!

Enivrement d’une belle prose, aussi, avec le conseil que me donna l’ami Xavier Dollo/Thomas Geha cet été: lire Colette. Il n’est jamais trop tard pour bien faire, tous mes amis me disent avoir lu Colette étant ado ou jeunes adultes, mais qu’importe, je rajeunit — et j’ai lu la plupart des nouvelles de Colette, transporté de bonheur par la grâce de son style. M’est avis que je vais peu à peu plonger aussi dans ses romans.

Et puis, tout autre style, c’est bien le cas de le dire, j’ai ouvert ce soir l’immense coffret Building Stories de Chris Ware, que vient de m’offrir Axel OD, et j’ai commencé par celui des nombreux volumes contenus là qui se présente comme un « Petit livre d’or » d’antan.

#2403

Je ne sais pas ce qu’elle fumait, Adrienne Ségur, mais c’était fort.
Il y a quelques années (hum, déjà nombreuses, les années), Terri Windling était venue me rendre visite, à Lyon, en compagnie de Delia Sherman et Ellen Kushner. Et Terri avait découvert chez une bouquiniste fort chère, la Parchemine (ça n’existe plus), boutique spécialisée dans les livres jeunesse anciens… elle avait découvert, donc, une série d’albums illustrés par Adrienne Ségur, illustratrice des années 50 qu’elle idolâtrait pour ses quelques traductions américaines. Terri s’était littéralement ruinée! Pour ma part, je n’avais jamais entendu parler d’Adrienne Ségur avant, oubliée qu’elle est, comme tant d’autres grands illustrateurs. Lors de la dernière braderie de Lille, j’ai eu le plaisir de tomber sur du Ségur — et hier soir, faisant enfin le tri de mes nombreuses trouvailles de ce week-end, j’ai réalisé que j’avais déniché non pas un, mais bien deux albums de Ségur! J’avais pris le deuxième sans trop le regarder, en fait. Et c’est beau, mais c’est très, très étrange, tout de même, les illus d’Adrienne Ségur. Souvent d’une mièvrerie qui pique les dents (genre trop sucrée), et à plein d’autres moment un peu cinglée, des compos surchargées et/ou étrangement décalées, des couleurs saturées… Enfin bref, j’aime! (mais je vais vous éviter les mièvreries). Quelques exemples… (recueils datant de 1951 et 1955)

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