#2387

Il y a quelques années, un éditeur pour lequel je faisais des fiches de lecture m’a fait lire The Crow Road de Iain Banks, un de ses romans « maintream ». Dire que j’ai aimé ce roman serait un euphémisme — en fait, je l’ai tant adoré que j’en ai ralenti ma lecture, afin de le faire durer le plus longtemps possible. Je me souviens de délicieuses matinées, installé à la table de la cuisine, devant la fenêtre, à lire The Crow Road, complètement immergé dans la vie des McHoan, une famille écossaise aisée du petit village de Gallanach. Une famille avec une tradition d’excentricité. Si de père en fils la famille connaît ce que Margot, vieille dame indigne et pilier familial, nomme le « pivot », c’est-à-dire l’homme qui dirige la famille ainsi que l’usine de verre locale, les autres enfants McHoan se trouvent tous des vocations plutôt intellectuelles et originales: l’oncle Rory est devenu travel-writer suite au succès de son journal de voyage en Inde, du temps des hippies; son frère Kenneth est devenu écrivain pour la jeunesse, en rédigeant les multiples contes qu’il inventait pour les enfants de la famille et du voisinage (qu’en ancien instit il aimait amuser et occuper); l’oncle Hamish a mis au point une hérésie chrétienne basée sur de fumeux concepts de balance et rétribution des péchés; quant au jeune Lewis, il devient comédien, humoriste, passe dans des salles pour son one man show.

Prentice en revanche ne sait pas trop ce qu’il veut faire de sa vie: narrateur-pivot de l’intrigue de The Crow Road, il est étudiant en lettres classiques mais va rater son année universitaire par manque de motivation. Revenu dans son village natal pour les funérailles de la matriarche Margot, qui vient de se tuer en passant à travers la verrière du solarium, parce qu’elle était monté sur une échelle afin de nettoyer les goutières, Prentice ne parle plus à son père depuis une brouille sur des questions d’éthique (Kenneth est un athée forcené, tandis que Prentice voulait tout simplement la liberté de douter). Il retrouve en revanche sa belle cousine Verity (sur laquelle il craque depuis des années), l’oncle par alliance Fergus Urvill, seigneur du château de Lochgair, sa copine d’enfance Ashely Watts et son frère Dean, plus toute la ribambelle d’oncles et de tantes… « It was the day my grandmother exploded », commence le roman: l’ambiance est posée, mi-chronique sociale mi-humour noir, dans une sorte de Six Feet Under ou d’Anif Kureshi écossais. L’explosion en question étant celle du peacemaker de la grand-mère, qui détonne lors de l’incinération.

Si le récit de Pretince se fait en « je », il n’est pas le seul, puisque s’accumulent les chapitres (courts) qui mènent le lecteur dans une mosaïque d’époques différentes, mettant en scène soit grand-mère Margot dans ses derniers temps, soit Margot mariée avec son époux, soit les enfants de Margot (Kenneth et Rory) dans leur jeunesse, ou Kenneth et Rory dans leur maturité (Kenneth racontant des trucs amusants et éducatifs aux enfants, Rory de retour d’Indes), ou encore Lewis et Prentice enfants. Et, plus étranges, quelques chapitres rédigés en italiques, mettant en scène l’oncle Fergus Urvill et son entourage, avec Rory.

Et loin d’embrouiller le lecteur, cette conception non-linéaire de l’histoire, une marche du temps considérée non pas comme un fil mais comme des relations complexes de cause à effet (à la manière dont on construirait une étude littéraire non pas de la manière biographiste mais thématique), brosse avec un dynamisme remarquable passé et présent de la famille. Attachante et passionnant famille, avec ses drames et ces fêtes – car nombreuses sont les réunions familiales mises en scène, bien sûr, où les castings aux générations mouvantes fêtent des Noëls, des unions ou des anniversaires. Ou quelques funérailles, car cette famille semble connaître un certain nombre de drames au cours des années. La prose de Banks est vive, lumineuse, tendre, amusée. Sophistiquée mais pourtant si accessible. Les personnages prennent chair avec un réalisme chaleureux, on s’attache à chacun d’eux. Et petit à petit se met en place une tension, un mystère: qu’est devenu Rory, et pourquoi a-t-il disparu? Prentice se met à vouloir retrouver l’oncle manquant, que son père Kenneth semble persuadé d’être toujours en vie. Papiers retrouvés et perdus, bribes de récits et de poèmes, agendas rédigés en notes abrégées, bout de pochettes d’allumettes venues du monde entier, journaliste ayant peut-être croisé Rory, quelques pistes se font ainsi jour, furtives.

Rarement une œuvre littéraire m’aura autant parlé, autant captivé. Remué, vraiment. La structure familiale, les aspirations intellectuelles, la tradition de merveilleux enfantin, les troubles sexuels… De la pure littérature britannique actuelle, sarcastique, tordue, et avec les idiosyncrasies typiques de l’auteur — les accents des personnages sont rendus dans l’orthographe (et dieu sait qu’ils ont un épais accent, ces Écossais), on ressort de The Crow Road en ayant pris le rythme des « och » et « aye » !

Quelques années plus tard, une mini-série fut adaptée du roman de Banks, et ce fut un nouveau délice. Le roman, lui, ne fut d’ailleurs pas traduit en français, c’est bien dommage. Moi je l’ai relu, deux fois déjà. Cela reste un des plus beaux romans que j’ai lu.

Ce soir j’apprends que Iain Banks est mort. Il avait parlé il y a quelques mois, avec des mots touchants, de son cancer terminal. Le choc demeure. Ce fichu sentiment d’incrédulité qui nous saisi si souvent face à la mort.

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#2385

Allons donc, ne rien faire un dimanche ? Vous avouerai-je que je suis presque incapable de ne rien faire ? L’ennui me guetterai aussitôt, un philosophe de ma connaissance parlerait de « quotidienneté affairée », mais justement pas tant que cela, j’essaye de mener mes affaires dans le calme, sans hâte excessive mais en continu. Le dimanche également, donc. Hier un démarcheur téléphonique pour Canal+ semblait un rien interloqué que je lui assène que la télé ne m’intéresse pas. Eh bien quoi, mon horizon à moi, ce sont les livres. Bref, aujourd’hui, j’ai fait de la gestion d’écrivain : dossier de demande de bourse d’écriture, proposition d’album jeunesse à un éditeur, courrier à mon éditrice chez Hachette pour lui soumettre un nouveau projet discuté avec Colin, proposition d’essai psychogéo à un éditeur, soumission d’un roman à encore un autre éditeur… Une journée à lancer des « hameçons », en quelque sorte…

#2384

Ce qui lia mes différents voyages, durant cette quinzaine nomade, curieusement ce fut la voiture : moi le piéton, moi le marcheur impénitent, je me suis retrouvé à participer au culte automobile. La Mnemosmobile est une « espace » confortable, je n’ai jamais eu mal au dos (ce qui m’arrive fréquemment en voiture), et j’ai redécouvert le charme particulier, désincarné, des voyages automobiles au long cours, cette glissade sans fin sur un ruban. De St. Malo à Lyon l’on traverse en autoroutes une France qui ne semble plus constituée que de forêts. Sous un ciel uniformément gris, dans une brume d’humidité qui monte de l’asphalte, les autoroutes filent entre deux vastes épaules vertes : forêts de pins, forêts de sapins, forêts de chênes, bermes herbeuses, quelques ouvertures sur des prés, notre pays paraît s’inscrire uniformément dans une nature domptée mais déserte. En fait, seulement en Auvergne, fort curieusement, l’urbanisme touche-t-elle une unique fois au ruban autoroutier. Des maisons, enfin, un instant. Partout ailleurs, la symphonie sans interruption des verts, vibrant d’autant mieux que la conjonction du printemps et du ciel plombé en rehausse les couleurs, gorgées d’eau. La route, elle aussi, a de ces nuances : bleu d’ardoise, noir d’encre, gris souris, rose brumeux.

Sur cette autoroute, la France devient abstraite. Villes et monuments se réduisent à leur plus simple et uniforme expression, celle d’un panneau de couleur brune, porteur d’un dessin stylisé. Autun ou Alesia, il ne s’agit que d’étapes chimériques, des concepts qui sous couvert de « repères » créent tout l’effet contraire : on ne sait plus où l’on se trouve, Autun ou Alesia ne sont que des noms, des panneaux, tous semblables. Et les cours d’eau, idem : la Mauvaise ou la Sansfond, ces noms évoquent fugitivement des images de divinités locales peu commodes, mais la plupart du temps on ne les aperçoit même pas, ce sont juste d’autres panneaux bruns, plus petits. Parfois, une halte : le véhicule ralentit dans les boucles bien dessinées d’une « aire », et à l’arrêt l’on constate que les bouleaux qui entourent des restaurants et stations-essences tous semblables semblent avoir autant de réalité qu’un motif de papier peint. Quant à la vie sauvage, elle aussi est devenue abstraction : des motifs sur quelques panneaux routiers, et le discret passage au-dessus de nos têtes de ponts bardés de bois d’où émerge la cime de quelques arbres, signalant qu’il s’agit d’endroits prévus pour la traversée des animaux d’un bord à l’autre. Rien ne saurait troubler le trajet, on file, on file. À la radio, la voix suave nous informe que la bonne nouvelle est qu’un accident est évacué, pas que des gens auraient survécu, seul importe que l’on roule, nous aussi nous sommes devenus théoriques.

#2383

Eh bien, après une quinzaine de jours sur les routes, me voici donc de retour à Lyon, toussant et crachotant vu le climat clément de ces temps derniers. Voix éraillée et sinus congestionnés. À Epinal, je fus même passablement décalé/distrait, trouvai-je, vu mon fort rhume et un rien de fièvre. De plus, pour la première fois depuis fort longtemps, je me trouvais en simple touriste dans un salon, cela me fit un peu « bizarre ». Enfin, ces Imaginales furent (comme toujours d’ailleurs) fort agréables, avec de bien belles rencontres, de chouettes conversations, plein d’amitiés, un lit chez les Heliot — pour une fois, j’ai pris un peu le temps de vivre tranquille ce très convivial moment.

Le dimanche, Nathalie (madame Mnémos) et moi-même sommes allé à Paris, pour le salon Geekopolis à Montreuil. Voyage un peu mouvementé car nous prîmes à bord une auteur malade, Nath me largua donc à Montreuil avant de filer aux urgences. Fort heureusement, l’auteur n’avait en fait pas grand-chose ; je parvins pour ma part à pénétrer dans le salon en dépit de l’absence de lien téléphonique dans cet énorme bunker. Je n’en ai pas vu grand-chose, ça avait l’air immense et très bien fichu, très amusant. Et le soir venu, c’est épuisé que je retrouvai la chaleur du foyer Camus.

Auparavant, la semaine précédente, j’avais enchaîné un court séjour parisien (avec dîner en compagnie de mon ami Morgan et de mon cousin Mathieu ; interview de plus de 2 heures avec Isabelle Franquin, en compagnie de Jean-Paul Jennequin ; joli moment de complicité avec David Calvo ; et dédicace à la libraire L’Antre-monde) avec un salon à St. Malo (le décevant Étonnants voyageurs). Une cousine de mon père me prêtait un bel appartement avec vue sur la plage, quel bonheur, j’aime tant l’océan, et l’odeur de vase qui flotte sur la grise ville fortifiée, et les troncs noirs et tordus des brise-lames, et les cris des mouettes, et la défiance rugueuse des rochers, et les tortillons des éjectas de coquillages, et le miroir des eaux rases, et le souffle des vagues et du vent… Le matin je me levais un peu plus tôt afin d’aller arpenter le sable, le soir je rentrais également par la plage. Des instants qui avaient un petit goût de vacances, en tout cas, un pas de côté dans une période déjà fort autre pour moi peu habitué à cet art du nomadisme.

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