#2342

La « Bibliothèque rose » n’a jamais eu la réputation de publier des ouvrages de très bonne qualité, ni même d’en surveiller la qualité d’écriture et d’illustration. Pourtant, par un de ces rares bonheurs de l’édition, une partie des Plodoc de Max Kruse (cinq volumes sur onze) est parvenue jusqu’au lectorat français dans une version soignée. Car il s’agit de romans allemands, publiés en RFA à partir de 1969, traduits par Michèle Kahn (devenue depuis écrivain pour la jeunesse) et publiés par Hachette entre 1974 et 1977.

Le professeur Habakouk Tibatong habitait autrefois dans une petite maison de la ville universitaire de Blablatenstadt, en compagnie de son fils adoptif Tim. Ils s’enfuirent un jour pour l’île Titiwou, lorsque la municipalité décida de replacer Tim dans un foyer plus sérieux. Il faut dire que les expériences du professeur Tibatong (personnage de savant lunatique tout à fait typique d’une certaine imagerie populaire) quant à l’apprentissage de la parole aux animaux n’étaient pas toujours considérées d’un très bon œil à Blablatenstadt : avoir une truie qui parle en guise de gouvernante n’était pas apprécié de tous les bourgeois. Au nombre des habitants de Titiwou peuvent également se compter un varan, un pingouin, un morse (quoi qu’il reste plutôt sur son rocher, au large), un pélican, et… un jeune dinosaure ! Ce dernier, Plodoc (Urmel dans la V.O.), arriva sur l’île sous la forme d’un oeuf resté bloqué dans un morceau d’iceberg, qui avait dérivé jusque là…

Les protagonistes de cet univers pas franchement rationnel mais tout à fait réjouissant sont tous typés de façon marquée, d’une part par leur caractère (la truie est particulièrement amusante, caricature qu’elle est de nombreux humains style concierge ou femme de ménage), d’autre part par leur langage. Car Tibatong n’a pas résolu quelques problèmes liés aux palais de ses amis : le varan met des V partout, le morse sème ses phrases de O, le pingouin chéchaille, la truie ronfle et le pélican a l’accent d’un Italien d’opérette (la traductrice s’est visiblement bien amusée).

En cinq volumes (pour la V.F.), Max Kruse a construit un petit monde gentiment délirant, bourré d’un humour facétieux et aimablement non-conformiste (voir par exemple le roi Zéro). C’est un illustrateur talentueux, Daniel Billon (élève de Jean-Claude Forest et auteur lui-même de quelques bandes dessinées), qui fut chargé d’accompagner ces textes, et il le fit avec exactement le grain de folie qui convenait : son style faussement « relâché », rococo et vaguement rétro, entre Forest et Steadman, collait formidablement à l’imaginaire de Kruse. Écrivain assez prolifique, Max Kruse (né en 1921) est également connu en Allemagne pour des séries historiques et pour la tétralogie In weiten Land der Zeit, retraçant l’évolution de l’humanité.

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#2341

Regardé hier soir un film de la BBC4, sur Tove Jansson, la créatrice des Moumines. Le simple fait que l’on puisse passer sur une grande chaîne un tel documentaire me ravi — ils sont forts, ces Anglais. Et c’était extrêmement touchant, de voir tous ces bouts de films amateurs avec Tove Jansson, les lieux de sa vie, les témoignages… Cette autrice, pour moi, est très importante. Je me souviens d’avoir découvert les Moumines dans la très belle édition Nathan lorsque j’étais ado, à la bibliothèque du quartier d’à côté de chez moi. Ce fut une petite révélation et un grand bonheur. L’impression de découvrir quelque chose de rare et précieux. Le premier que j’ai lu était Un hiver dans la vallée des Moumines, et à ce jour cela demeure l’un de mes romans favoris — oui, toute littérature confondue. Il y a quelques années, nous avions, avec Fabrice Colin, envisagé d’écrire un livre sur et autour de Tove Jansson, mais ne l’avons hélas jamais fait — pas assez de temps et ventes microscopiques en vue, j’imagine. En revanche, ma copine d’études Emma Lavoie m’a fait un cadeau extraordinaire, lorsqu’elle m’avait demandé d’écrire la préface pour l’une des bédés des Moumines (Papa Moumine et les espions, chez le Petit Lézard).

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#2340

Déjà autrefois, un écrivain, Christian Léourier, avait-il tenté de faire usage du point de vue des bêtes pour nous montrer Paris. Le Chemin de Rungis (1990) était hélas trop inféodé à la fable et trop peu attentif aux paysages de la ville pour que l’épopée de ces rats chassés la destruction des Halles et allant s’installer à Rungis transcende son support, celui d’un simple roman pour enfants. Il y a pourtant beaucoup à apprendre, en regardant le monde à travers les yeux des animaux, et Mélancolie des corbeaux, le beau roman de Sébastien Rutès (2011) y parvient enfin, avec une justesse renversante.

« Sur les hauteurs du parc Montsouris, des féviers d’Amérique poussent le long des pentes de la voie ferrée désaffectée… Certaines nuits, l’entrée du tunnel abandonnée avale des ombres en maraude le long des rails. Paris les digère sans jamais rien recracher. Seul le souffle du vent qui s’engouffre au soir dans son mufle affole le silence… C’est là que je vis, sur la quatrième branche du plus haut févier… Mes voisins connaissent mon goût de la solitude. Que je les inquiète n’explique pas peu qu’ils le respectent. Il faut admettre que je fais rien pour améliorer la réputation des Corbeaux, sans en rajouter : nous n’avons tout bonnement pas de contacts. Je concède d’ailleurs volontiers que ce sont des animaux discrets et de bons voisins. Le couple de Pies de la première branche n’est pas bavard, c’est une chance. La femelle fait en sorte que ses petits ne s’approchent pas. Qui sait ce qu’elle leur raconte sur moi ? »

Une aile amochée a mis Karka en marge de sa propre race, les freux, d’ordinaire si grégaires, et  lui a retiré la confiance du Conseil des animaux qui régit, tant bien que mal, les rapports et les conflits entre les différentes espèces cohabitant dans Paris. Acariâtre et solitaire, le corbeau considère Paris de haut, ne conversant plus guère qu’avec quelques mouettes dont il a fait ses disciples. Mais on a de nouveau besoin de lui : convoqué dans les combles de Notre-Dame, il apprend qu’une nouvelle espèce revendique les territoires des bois de Boulogne et de Vincennes. Des lions ! Mais comment peut-il y avoir des lions à Paris ? Et quels dégâts feraient-ils, si les humains venaient à le savoir ? Lentement, maugréant, Karka doit mener son enquête. Complot des chats, complot des chiens, ou bien encore ?

Réfléchissant trop, le corbeau se pose bien des questions sur le libre arbitre, sur la condition animale, sur la peur qui domine tous les sentiments de la Nature, la peur ce grand Sanglier aux pas redoutables. Et de nous livrer son point de vue, témoin si inhabituelle dans la littérature de Paris : « Du haut du février, le brouillard qui cachait Paris était la brume qui monte des mares dans la gelée des matins d’hiver. Au loin, les coupoles du Sacré-Cœur dessinaient des sommets enneigés. Les rares immeubles visibles sur les buttes ressemblaient à ces villages de montagnes perchées sur des glaciers, les maisons transies de froid blotties autour d’incertains clochers. […] Sur ma queue qui dépassait de l’abri, les flocons s’amoncelaient. Tout près de ma tête, suspendue à la mire de pierre, la Pipistrelle grésillait en dormant. Autour, la neige avait tendu un piège blanc. Les montagnes enneigées des immeubles s’estompaient dans la vallée, la forêt reprenait ses droits sur la ville et derrière chaque arbre un loup paraissait embusqué. »

Dans cet hiver parisien, des lions rugissent, et ils ne sont pas enfermés au parc zoologique. Dans son nid de la Tour Eiffel, le vieux maître du Conseil se meurt, tandis que les fauves invisibles commencent à sortir des bois…

#2338

Relisant Neverwhere de Neil Gaiman, je tombe sur un passage où il évoque les brouillards londoniens d’autrefois, le fameux smog, jaune et gluant. Ce phénomène n’existe plus, banni par les mesures du Clean Air Act de 1956 et, plus globalement, le nettoyage de la ville comme de la Tamise. L’autre jour que j’allais partir de Londres, la ville était joliment enveloppée dans une brume « ordinaire », c’est-à-dire un coton blanc. À Lyon non plus, les brouillards d’antan n’existent plus, pour les mêmes raisons : les terrains marécageux ne le sont plus, les fleuves et rivières ont été stabilisés, et les cheminées ne crachent plus leur fumée de charbon ou de bois. Je n’ai connu qu’un seul véritable brouillard lyonnais, une nuit dans la Croix-Rousse, et c’était du blanc, une belle brume opalescente. Pour m’imaginer les « soupes de pois » du London Particular, je dois donc faire appel à ma seule expérience d’un affreux bouillon de ce type. C’était quand j’étais ado, nous étions allé rendre visite à ma vieille sorcière de grand-mère maternelle, qui vivait du côté de Rouen. Et à notre arrivée à Pont de l’Arche, nous entrâmes dans un brouillard incroyable, un vrai mur, à ne plus rien voir, d’une couleur rousse et d’une puanteur terrible. Je me souviens bien de mes impressions, à marcher dans cette soupe infâme, humide et mouvante, mon amusement et mon étonnement, et quand on m’évoque le smog je repense à cet épisode dans l’opacité normande.