Archives de l’auteur : A.-F. Ruaud
#2166
Londres décembre 2011, digressions – 2
Rambling : à la fois marcher et digresser. En revenant sur des lieux déjà arpentés en d’autres occasions, les fictions personnelles se superposent, se complètent, et faute d’un interlocuteur (solitude de la psychogéo) ce qui pourrait être un « Oh tu te souviens de la fois où » se fait simple remâchage interne, élément de la narration mentale qui court son fil en permanence et qui, lors de la « dérive » (au sens que lui donnait les situationnistes, bien sûr), devient l’histoire que l’on se raconte. Avec même des personnages : par exemple ces jeunes gens croisés à l’entrée d’un square (ancien cimetière, en fait, transformé en jardin — je ne trouve pas son nom sur le plan, il y a juste la place pour Gds, au bord de Paddington Street). Des étudiants : une jeune fille grande et brune, la peau sombre d’une Indienne je pense, dont le manteau à la fois ample et court d’une coupe très sixties vibre d’un bleu persistant dans la nuit qui tombe déjà. Du jardin arrivent deux blondes et une châtain, l’une des petites blondes interpelle joyeusement la brune d’un joyeux Noël j’ai un cadeau pour toi, et de tendre un grand paquet enrobé d’un papier opalin, exclamation de plaisir de la grande, un garçon se met à parler d’une voix très grave, à expliquer qu’ensuite ils ne se verront plus durant les vacances, car tu pars n’est-ce pas ? Et moi de me demander où se trouve le garçon, je me retourne à demi, le groupe de quatre filles se tient auprès de la haute grille, pas de garçon mais cette voix très grave, je regarde autour de moi, puis ma perplexité se mue en amusement — une des deux filles blondes, à l’épaisse tignasse semi-bouclée, toute menue, tressautant sur la pointe des pieds, s’avère en fait être mon garçon… Prodigieuse voix de basse sous cette ample chevelure dorée, la langue anglaise permet de ces descentes dans des tons très graves qui sont quasiment inconnus dans notre français si haut perché.
Si je le pouvais, ce serait mon rêve, j’aimerai qu’un jour la possibilité me soit donnée de rester un peu longtemps à Londres, pour prendre le temps de vivre, me poser, flâner. Alors que par nécessité mon pas est pressé, mes balades longues, forcées, pas de temps à perdre, profiter de ces quelques jours à Londres, j’aurai bien le temps de me reposer ensuite… Tout de même, l’âge aidant, il me faut désormais rentrer à un moment ou un autre à l’hôtel pour reposer mes pieds douloureux et ma tête engourdie. Dans le temps, années 80 et 90, je cavalais sans trêve, la poitrine gonflé d’excitation, les jambes nerveuses. C’est un peu moins vrai maintenant, la cinquantaine approchant. Et d’autant qu’il s’agit cette fois d’un parcours hivernal. J’avais bien demandé une bourse d’écriture, il y a deux ans je crois, et l’avais même obtenue, mais avais dû y renoncer : en aucun cas la maigre somme attribuée ne m’aurait-elle autorisée au séjour de moyenne durée dont je rêve. Alors je fonce, hein ? À marche tendue, non tant rapide que coulée, pour essayer de couvrir le plus de distance en le moins de fatigue possible. Avant que la douleur lancinante de la plante des pieds ne revienne, ne m’oblige à vraiment ralentir. Il faut bien avouer que je ne suis pas chaussé pour la marche — mais acheter de nouvelles chaussures serait une dépense de trop, ainsi va l’existence de l’écrivain fauché : pour aller à Londres, choisir entre avoir mal aux pieds et pouvoir manger au resto le soir. Choix effectué sans hésitation : cuisine thaï, indienne, éthiopienne. Les douceurs de l’estomac compensent bien les douleurs des pieds. Et deux fois du fish and chips, eh, tout de même.
#2165
#2164
Londres décembre 2011, digressions – 1
Hier j’ai reçu et lu le fanzine psychogéogaphique d’un jeune dessinateur, Colville Petipont. Il est allé faire une « dérive » l’autre dimanche dans Paris, sur la base d’indications qu’on lui envoyait par SMS. Le tout forme une sorte de bande dessinée fort intéressante, qui m’a d’autant plus interpelé que je me demandais justement si j’allais faire un « journal » de mon récent séjour à Londres. Le plus souvent, lorsqu’en déplacement (non : écrire « voyage », « déplacement » c’est un terme inventé par les tenants de l’esprit corporate, une manière de rabaisser l’acte noble de voyager à une sorte de fonction de l’idéologie du travail — et ne parlons même pas de ceux qui parlent d’être « en déplacement sur », comme si l’on se trouvait sur un lieu et non dans un endroit), en voyage donc, j’aime à tenir un carnet, un récit de mes faits et gestes. Il m’est même arrivé de parler dans un dictaphone tout en faisant tel ou tel trajet. J’envisageais d’ailleurs de procéder ainsi cette fois, en profitant de la fonction dictaphone de l’iPhone. Mais finalement, je n’ai rien dicté et même pas écrit, à part quelques notes en vue de la rédaction, non pas d’un journal, mais des promenades guidées que j’espère insérer dans le Bibliothèque rouge sur Londres que je dois coordonner l’an prochain.
Cinq jours à Londres et pas une ligne, mais que m’arrive-t-il ? Enfin si tout de même, quelques phrases jetées sur Facebook afin de faire rire les copains, et quelques MMS expédiés à Axel et Xavier, mais rien de plus, à peine des traces, au lieu de mon flot coutumier de descriptions et de narrations psychogéo. Et puis, alors que je me trouve encore dans l’épuisement consécutif à ces journées de marche intensive, lassitude et torticolis, me parvient le fanzine de Colville. Et notamment ces lignes : « La fatigue aidant — et de surcroit, dans mon cas, le froid —, usant les pauvres nerfs du dériveur, tout devient très étrange. Et, même passant dans les endroits connus, ceux-ci se transforment et ne se ressemblent plus. Comme si, quelque part, ces lieux n’existaient pas vraiment, et que les faisait avoir et être lieu une fiction que je me raconte et qui semble avoir sens. En dehors de cette fiction, tout devient vacillant. » Mon sentiment, exactement. (Et oui : la phrase qui précède est un anglicisme, fait exprès.) La fatigue, le froid, les nerfs, le sentiment d’« estrangement » (un terme anglais, pour le coup, provenant du français où il n’existe curieusement plus), ce sont bien moi aussi des composantes centrales de mon expérience de dériveur. De même que je me retrouve dans l’évocation que fait Colville de certaines de ses sources (L’Homme qui marche de Taniguchi, bien sûr — en ai-je offert autour de moi, des exemplaires de ce manga !) comme dans son rapport à un réel qu’il nous faut forcément enchanter : « […] je ne vis la ville, et le monde autour de moi, qu’à travers un prisme fictionnel. D’une certaine façon, je me fiche bien du « monde réel » (si tant est qu’il y en ait un) et je me réfugie volontiers dans des univers projectifs. » So true: de préférence, pour dériver dans un environnement urbain, je préfère l’appui d’un tissu de fictions — il m’est bien entendu possible de m’en passer, ce fut le cas à Venise ou à Lisbonne, mais combien est plus confortable, un surcroit de séduction, de se donner l’impression de marcher sur les pas d’écrivains, d’artistes ou de héros de l’imaginaire. Et lorsque je ne bénéficie pas de cet appui fictionnel, à Venise où je connais peu de repères littéraires ou à Lisbonne où je n’en connais aucun, une fiction tend malgré tout à naître : d’une certaine manière je me raconte des histoires, j’imagine vaguement la vie des lieux, j’ébauche des récits… L’écriture de mes nouvelles uchronico-policières (Bodichiev) procédait de cette fonction, j’ancrais ainsi ma propre fiction à Amsterdam, Bordeaux ou Bruxelles (certes je n’ai jamais rédigée cette dernière, mais l’avais ébauchée en notes). Sans doute est-ce pour cela, d’ailleurs, que cette fois encore une très vieille ébauche de Bodichiev autour de l’hôpital de Middlesex (maintenant fermé) m’est-elle revenue avec force. Je me remémore fort bien dans quels lieux (un wagon de métro, une ruelle) j’avais brodé tout cela, je me raconte de nouveau tant les lieux que l’histoire qui y naquit (et que je doute de jamais porter sur le papier, en fait).


