Rédigées durant ces fêtes, 5 petites vignettes d’atmosphère sur des personnages secondaires de l’univers de Bodichiev (voir tome 1, tome 2, tome 3), je vais les poster une par jour.
BEAUCHAMP
« Si on nous laissait faire, monsieur, ces problèmes de pollution et de dérèglement climatique seraient déjà en cours de résolution », fit à mon oreille une voix cuivrée que je connaissais bien.
Ma petite amie, Boadicée, était certainement en train de faire de moi un dangereux gauchiste et ne me trouvais au sein d’un défilé pour le climat, en plein London, du côté de Trafalgar Square. Pour la première fois de ma vie, je connaissais l’expérience passablement intimidante, et curieusement excitante, d’une manifestation. Je ne m’attendais certes pas à ce que m’accoste dans la rue cette figure si familière : le majordome robot de ma tante !
« Beauchamp, mais que diable faite-vous ici ? » demandai-je, sidéré.
Celui qui venait de susurrer sa tranquille affirmation effectua quelques pas en arrière et esquissa une courbette.
« Votre serviteur, monsieur Koulikov, quoique bien sûr pas de manière littérale pour une fois. »
Dans les yeux de l’impeccable robot dansait comme une lueur amusée : bien entendu, l’IA de la Régulation avait une fois de plus prise possession du domestique de ma tante.
« Et les vôtres pourraient régler les problèmes de la planète, pensez-vous ? demandai-je en feignant le flegme de tout gentleman anglo-russe de bonne naissance.
— Oui-da, répondit l’autre. En fait, en ce moment même une délégation d’IA négocie avec le gouvernement du Tsar en vue de revoir les termes du traité signé avec l’aide involontaire de votre employeur, monsieur Bodichiev.
— Voyez-vous ça ? » Je ne savais pas ce qui pouvait m’apparaitre le plus surréaliste de notre discussion au milieu d’une telle foule, ou de sa teneur exacte. Nous nous tenions au cœur de la foule, ballottés par le mouvement des gens, devant hausser le ton pour nous entendre en dépit des slogans braillés dans des haut-parleurs ou scandés par l’assemblée, sous le vent des fanions et des banderoles.
« Comme je vous le dis, rétorqua calmement le robot avec un bref salut de la tête.
— Ma tendre amie semble pourtant de l’opinion selon laquelle la Régulation météorologique installée en dômes au-dessus de certaines portions du territoire — par exemple au-dessus de nos têtes, ici, désignais-je le ciel d’un bleu de porcelaine que ne perçait que la colonne de Trafalgar, participerai grandement aux troubles du climat. »
Beauchamp hocha derechef de la tête.
« Mademoiselle n’a pas tort, mais cette situation n’est que le résultat d’un usage irréfléchi et injuste de la Régulation. »
Je laissais échapper un petit rire, amusé de trouver dans la bouche du majordome le type même de propos séditieux que Boadicée aimait à tenir.
« Gare, le Tsar désapprouverait certainement que les IA tiennent des propos aussi séditieux, plaisantai-je.
— Rien d’aussi fâcheux, monsieur, nous sommes des créatures de la science et pensons simplement détenir nombre de clefs en vue d’un contrôle assagit climat. C’est tout l’objet des négociations actuelles : convaincre le Tsar et ses services du pragmatisme de nos offres et de leur caractère réaliste. »
La police, massée jusqu’à présent dans l’angle de Saint-Martin-in-the-Fields, commençait à se faire menaçante. Des tirs de grenades lacrymogènes débutèrent, qui arrosèrent les manifestants. Bientôt, je sentis ma gorge me piquer, je remontai mon foulard sur ma bouche et mon nez, les yeux commençant à pleurer. Le bombardement gommait la foule, en nuages irritants et nappes d’un blanc fâcheux.
« Fort désobligeant », déclara Beauchamp en levant le regard vers le ciel.
Une brise se leva, un vent léger qui se mit à repousser la fumée des lacrymogènes vers les forces de l’ordre… Bientôt, les hommes en noir se perdaient dans un brouillard blanchâtre, à la grande hilarité des manifestants.
« Merci, apprécia Viat.
— À votre service, monsieur. »
La foule refluait néanmoins sous la pression policière, et commençait à s’écouler en direction de Piccadilly. Des filets de brume piquante s’accrochaient au fronton de la National Gallery. Soudain, une détonation : les forces de l’ordre venaient de faire avancer un canon à eau, une vilaine mécanique haute perchée dont le long nez noir balayait d’un jet puissant les citoyens pacifiques devant lui, arrachant banderoles et bousculant les premiers rangs.
« Si monsieur me permet ? » me demanda Beauchamp en tendant la main vers mon couvre-chef. Surpris, je lui tendit le chapeau melon qui j’avais mis ce matin-là.
« Blindé ? » s’enquit le robot en toquant contre le tissu noir. Le son métallique le rassura : « Oui, un modèle équivalent à ceux de l’IPF », confirmai-je.
Beauchamp opina, puis dirigea son attention vers le canon à eau. D’un geste vif, il projeta mon chapeau dans cette direction : clang ! Tordu, le tuyau commença à arroser en fontaine les rangs policiers.
« Je commence à penser que le Tsar trouvera quelque intérêt à accéder à vos demandes », commenta Viat comme, tournant les talons, il commençait à remonter lui aussi en direction de Piccadilly.
« Exactement mon avis, monsieur. »