#2652

Une courte nouvelle retrouvée dans mon ordi, projet avorté il y a fort longtemps de livre illustré pour les enfants… « L’histoire d’une feuille »

Il était une fois un petit garçon, qui vivait au fond d’un bois, quelque part en Bretagne, pas très loin de l’océan. En tendant un peu l’oreille, on pouvait presque discerner le souffle du ressac. Enfin, le petit garçon n’habitait pas tout à fait au fond du bois, plutôt vers le milieu : là où les arbres sont très hauts et très serrés, dans cette région de la forêt où les adultes ne viennent presque jamais. Ce bois se nommait Goulven et le petit garçon se prénommait Joël.

Creusée au bas d’un grand chêne, la maison de Joël était un abri confortable loin du bruit et des voisins. Ce petit garçon avait choisit de s’installer là pour être tranquille. Joël aimait son confort. Il appréciait par-dessus tout lire tranquillement les derniers potins de la forêt sans être dérangé. Calé dans son fauteuil préféré, Joël profitait de la chaleur de sa maison, tandis qu’à l’extérieur le vent d’automne secouait les branches et que des nuages froids couvraient le ciel.

Joël entendit brusquement frapper à sa porte. Contrarié, il se redressa dans son fauteuil, les sourcils froncés. D’un ton sec, il s’exclama : « Qui vient me déranger ? » Le petit garçon eut beau tendre l’oreille, il n’entendit pas d’autre réponse que le bruit du vent qui soufflait au dehors.

Intrigué, Joël alla ouvrir la porte. Il n’y avait personne. Se demandant qui était venu frapper chez lui pour lui faire une farce, le petit garçon fit quelques pas sur le chemin. Un coup de vent plus fort que les autres le bouscula et claqua violemment la porte derrière lui ! Joël vit alors le tour qu’on lui avait joué. Quelle horreur : on avait salie la belle peinture neuve de sa porte ! Une vilaine feuille morte y était maintenant collée, toute baveuse…

Outré, Joël décida d’aller s’expliquer avec ses voisins. Quelqu’un devait forcément avoir vu passer le dégoûtant qui lui avait joué ce méchant tour ! Saisissant son parapluie et n’oubliant pas de mettre une écharpe, le petit garçon partit trouver le coupable. Dans sa juste colère, il marchait à grands pas.

Joël interrogea d’abord le colonel du Colvert. Cet important personnage avait la charge de l’instruction des jeunes canards (« Une, deux, une, deux, plus réguliers, les coups de palmes ! »), mais il accepta néanmoins d’interrompre un instant les manœuvres pour répondre à son voisin. « Je dirige une école de natation, moi, pas une école de botanique ! Je ne m’occupe pas des feuilles d’arbre, mon jeune monsieur ! » s’exclama-t-il.

Joël alla ensuite voir le professeur Hérisson. Cet animal érudit, qui logeait sous un buisson d’hortensias, fut très surpris d’apprendre que son voisin avait fait tout le chemin à pied depuis chez lui. « Vous avez marché ? Oh, moi je ne fais jamais de sport, c’est bien trop dangereux ! »

À la question du garçon, le professeur Hérisson répondit distraitement que « De toute manière, les seules feuilles qui m’intéressent sont celles des livres — Cataplasme, quel mot intéressant, quel sens lui donne donc le dictionnaire ? » fit-il en se replongeant dans sa lecture, ayant déjà oublié la présence de Joël.

La troisième personne que Joël alla questionner fut la Belette. Quand il l’interrogea sur l’identité du vandale qui avait souillé sa porte, cet élégant animal n’eut qu’un vague haussement d’épaules. « Mais voyons, cher, comment voulez-vous que je sââche ? Dites-moi, comment trouvez-vous ma nouvelle coiffure ? N’est-elle pas absolument rââ-vissante, moi j’adoore. »

Joël se rendit également chez la Taupe. Émergeant de son dernier tunnel, cet ingénieur acharné reprit son souffle pour répondre à son jeune voisin. « Non, je n’ai rien vu, je travaille à la mine continuellement ! Moi, je ne suis pas du genre à m’occuper des affaires des autres. Je bosse. Ne restez pas sur le chantier, vous allez me gêner. »

Joël interpella enfin une belle dame Mouette, mais celle-ci ne s’arrêta même pas pour lui répondre. Elle lui cria simplement en passant « Je suis très pressée, vous savez, moi je dois faire mes courses, je n’ai pas encore trouvé assez d’escargots pour le repas ! » Et le grand oiseau fila sans plus se préoccuper du garçon qui voulait lui parler.

Joël rentra chez lui à la fin de la journée, n’ayant rien appris du tout sur ce qui l’intéressait. Il était fort déçu par ses voisins, les traitait d’égoïstes parce qu’ils n’avaient pas voulu l’aider dans ses recherches. « C’est un monde ! Personne n’a rien vu ! Ils sont tous beaucoup trop occupés à leurs petites affaires pour s’intéresser aux autres ! »

Horreur ! Quand il ouvrit la porte de sa chère maison, Joël découvrit un spectacle de dévastation ! Tous les meubles étaient par terre, le tapis avait été roulé en boule, les rideaux battaient follement contre les vitres, les journaux volaient au milieu de la pièce, les pots tombés déversaient leur contenu sur l’horloge renversée…

Une voix douce s’éleva dans le tumulte de la maison : « Pardonne-moi, c’est moi qui avait collé une feuille morte sur ta porte. J’avais tellement envie de rentrer, ça avait l’air si confortable chez toi. » Ne voyant pas qui parlait, le petit garçon demanda d’un ton un peu inquiet : « Mais, qui es-tu ? »

« Je suis le vent d’automne ! Je m’ennuyais tellement, tout seul dehors à souffler dans les branches ! Mais maintenant je suis resté chez toi toute la journée et je sais que ce n’est pas une vie pour moi ! Je commence déjà à sentir le renfermé, j’ai besoin de la liberté et des grands espaces ! S’il te plaît, libère-moi… »

Joël laissa sortir son étrange invité. Il resta un moment sur le pas de sa porte, rêveur, regardant au dehors le vent d’automne, à nouveau libre, s’éloigner dans un froissement de branches et un vol de feuilles rousses.

#2620

Je confiais il y a peu à ma copine Sylvie Denis que lors de la sortie de son recueil en Folio-SF, Jardins virtuels, il y a maintenant pas mal d’années, j’avais été presque aussi heureux/fier que s’il s’était agit d’un de mes propres bouquins. Je suis ainsi avec les livres, parce que mon entourage est notablement constitué d’écrivains, certaines parutions me « touchent » presque intimement. Un nouveau Calvo, par exemple — je viens juste d’acheter Toxoplama et ai hâte de le lire. Ou bien cette bio de Philip K. Dick en bédé, que viens juste de sortir mon excellent camarade Laurent Queyssi et qu’il m’avait fait lire en avant-première sur mon iPad. Ou ainsi encore d’un nouveau Xavier Mauméjean, par exemple.

Eh bien, c’est que c’est un ami, mais plus encore, j’ai écrit plusieurs essais avec lui — les bio de Holmes et de Poirot, que la collection de poche « Hélios » vient de juste rééditer avec ma bio solo de Lupin. Et lorsque Mauméjean, mon excellent camarade Xavier, sort un nouveau roman (dernier en date : La Société des faux visages) je suis curieux, très curieux. Curieux de savoir quelle « machine » il a fabriqué et de voir comment elle fonctionne. D’autant que la veine qu’il explore depuis maintenant trois romans n’est guère éloignée de ce qui motiva nos biographies. Les commentateurs germano-pratins, jamais à cours d’inculture, ont récemment forgé l’étiquette d’exofiction pour les plus ou moins bio romancées, les vies réinventées, ce genre de choses — pour la fiction, quoi ! Alors avançons que Mauméjean est le roi de l’exofiction, et pas depuis peu. Avec Alma il semble avoir de plus trouvé son éditeur idéal, des petits formats élégants, sobres à la française, et cette fois il propose un titre fort mystérieux, une énigme très étrange, une histoire bien folle. C’est étonnant combien ces « exofictions » mauméjeanesques fonctionnent bien pour moi, alors qu’elles se situent en dehors de mes propres sentiers lus et battus. Je ne saurai dire exactement pourquoi, je ne me prétend pas « critique », il y a cette documentation subtilement glissée (touchant du doigt presque son versant essayiste), il y a cette sécheresse de style (moi qui aime le lyrisme), il y a cet étonnant intellectualisme de concept allié à une tendresse pour ses protagonistes (cette fois Houdini, Freud et Jung), cet imaginaire de l’étrange, du freak, du tordu, curieusement plus souvent chaud que sombre. Drôle de type, Mauméjean. Je l’aime bien. Et idéal, cet éditeur l’est vraiment pour lui : rouge, brun, violet, voici déjà trois jolis petits volumes qu’il aura aligné chez eux, on a envie d’en avoir d’autres. Le brun, c’était son précédent, ce Kafka à Paris si léger et étonnant, comme une sorte d’aventure de Spirou (Franz Kafka) et Fantasio (Max Brod) dans le Paris de la fin d’été 1911. Avec beaucoup d’humour, fait d’absurde et de tendre ironie. Avec une belle langue charnue. Avec de jolies tranches de psychogéographie (il n’y a pas pour rien, en tête de roman, une citation de Walter Benjamin). Avec de nombreuses rencontres et un usage formidablement vivant de la documentation historique.

Et le rouge c’était son premier, American Gothic, oserai-je le qualifier de majeur ? Cela demeure mon impression, en tout cas : un roman qui parvient à dédoubler la légende d’Henry Darger en la teintant de Oz, qui accumule les simples (?) documents tout en parvenant à créer un puissant effet de suspense. Pour moi, une fiction virtuose, un merveilleux vertigineux, dupliquant à sa manière la froide jubilation d’un Steven Millhauser et la brûlure d’un Jonathan Carroll…

Bon, la suite monsieur Mauméjean ?

#2603

Down memory lane.

Nous sommes en 1974 ou 75, et votre serviteur fréquente la bibliothèque du quartier d’à côté, dans une ville nouvelle de la région parisienne. Les bibliothécaires sont des gars aux cheveux longs et des filles en robes amples, les locaux sont multicolores, l’adolescent que je suis se sent bien dans cette ambiance chaleureuse, et pioche tant et plus dans les rayons — d’autant que je viens de découvrir un style de récits que je soupçonne de constituer plus que quelques jolies exceptions : Christian Grenier et de William Camus, Face au grand jeu, ce genre de choses. Je découvrirai un peu plus tard que l’on nomme cela de la « science-fiction ». Un autre domaine de la fiction m’attire également, plus classique, plus reconnu : les contes de fées, les aventures fantastiques… Il convient de fouiller dans les rayonnages, qui ne sont pas très bien rangés et au sein desquels n’existe aucun classement par genre. Une collection en particulier attire mon attention : la « Bibliothèque internationale » chez Fernand Nathan. On y trouve des romans venant de plein de pays différents et leur présentation est très séduisante : ils sont cartonnés, leur couverture en couleur porte le drapeau de la nationalité d’origine de l’auteur et sa surface est texturée comme un tissu. À l’intérieur, il n’y a pas que du texte, mais souvent aussi des illustrations.

J’adore ce mélange, récemment j’ai justement découvert une histoire qui m’emballé, une très étrange histoire : celle de la conquête des la Sicile par des ours descendus de leur montagne se frotter à la civilisation, s’y perdre dans les jeux de pouvoir, puis repartir, déçus, vers la liberté de leur ancienne vie sauvage. Un grand album dont les illustrations sont de la main même de l’écrivain, un Italien, Dino Buzzatti. J’y ai retrouvé un goût de mon enfance encore si proche, celle des albums du roi Babar par les De Brunhoff, œuvre culte dans ma famille. Dans cette histoire d’ours à la fois merveilleuse et sombre, j’ai retrouvé le charme d’une apparente naïveté, la poésie conférée par le règne animal anthropomorphisé, l’esthétique d’un dessin, mais aussi une approche plus adulte, plus sérieuse, et cette alliance de genres m’a semblé infiniment séduisante. Comment retrouver cela, existe-t-il seulement d’autres livres aussi bien ? Je me plonge donc, disais-je, dans la « Bibliothèque internationale », et j’y découvre deux bonheurs : Tom et le jardin de minuit par Philippa Pearce, et puis Le Secret du verre bleu, par Tomiko Inui. Le premier est d’origine anglaise, un garçon découvre que la nuit l’horloge de l’entrée de l’immeuble sonne une treizième heure et qu’alors, alors… il suffit de pousser la porte de la cour, et celle-ci s’ouvre sur un jardin, un vaste parc, dans le passé ! Le second est d’origine japonaise, une fillette nourrit chaque jour d’un verre de lait un petit peuple qui, loge dans un coin de la bibliothèque de ses parents. Magie ! Pure magie que ces deux romans : à chaque fois, un lieu réservé, littéralement « jardin secret » ; à chaque fois aussi, un grand arbre. Et la découverte : de l’autre, de la vie, et cela sous-entend dangers et regrets, il y a dans cette magie plus qu’une part de mélancolie. Une part d’intemporalité, aussi.

Je suis sous le charme, et je m’inquiète de nouveau de découvrir « d’autres livres aussi bien ». Je fouille dans la même collection, et voici que j’en exhume Un hiver dans la vallée de Moumine. Le drapeau blanc et bleu est celui de la Finlande, l’auteur en est Tove Jansson, on nous dit qu’elle est Suédoise, elle est aussi illustratrice, en témoignent les dessins noir et blanc qui ponctuent le volume. « Traduit du suédois par Kersti et Pierre Chaplet » : merci à eux, dès la première page la magie souffle de nouveau. « Le salon sous la neige », c’est le titre du premier chapitre. « Dans la nuit noire, la neige était bleue au clair de lune »… c’est la première phrase. Et dans la maison chaude dort la famille Moumine. Mais… « Alors, il arriva ce qui n’était encore jamais arrivé depuis que le premier troll de l’espèce moumine s’était endormi pour son premier hiver. Moumine se réveilla, et il ne put se rendormir. »

Il ne s’agit pas du premier roman de Tove Jansson sur Moumine le Troll, mais pour moi, définitivement, ce sera bien le premier. Avec la magie, comme d’habitude me semble-t-il alors, s’en vient la mélancolie, celle du petit troll perdu au cœur d’un hiver forcément étranger à sa culture. La vallée où il vit en est toute transformée, tout comme par exemple une ville peut l’être par la nuit : les lieux familiers sont autres, et des êtres étranges passent par ces bois, telle que la Courabou, grosse bête grise et triste qui souffle du brouillard. Le jeune Moumine va faire l’expérience de la solitude, mais aussi de l’amitié. Il n’y a pas un grand arbre tutélaire, dans cette magie-là, mais la maison de la famille, érigée comme un phare, y ressemble fort. Et si les trolls n’appartiennent à aucune classe de la zoologie que je connaisse — pourtant croyez-moi, l’adolescent que j’étais s’y connaissait, en animaux —, Moumine ressemble tout de même à un hippopotame, mais en blanc et rondouillard comme le petit fantôme Casper. Tendresse, étrangeté, intemporalité : que j’aime ce merveilleux-là.

Sur les traces de Frankenstein

C’était il y a déjà dix ans de cela. La collection phare des Moutons électriques était alors la « Bibliothèque rouge », un concept assez original que j’avais mis au point avec la complicité de Xavier Mauméjean : des biographies de grandes figures mythiques de la littérature populaire, en particulier du roman policier. Nous avions publié des bio de Sherlock Holmes, Arsène Lupin, Hercule Poirot, Fantômas, Maigret et James Bond… et nous avions envie d’élargir un petit peu la collection. Vers l’aventure, par exemple. Un projet sur Conan commençait à prendre forme, un autre sur Tarzan échoua à de multiples reprises, et je bossais alors avec une assistante, Isabelle Ballester, et un stagiaire, Nicolas Lozzi.

En discutant avec eux, une envie nous vint de traiter de deux autres grandes figures mythiques, cette fois du fantastique : Dracula et Frankenstein. Immédiatement, Isabelle me demanda à lui laisser le grand vampire, auquel elle s’intéressait alors. Et tout naturellement, j’eus envie de me pencher sur le monstre de Frankenstein…

Enfin, « tout naturellement », c’est vite dit : très porté à la fois sur la fin du dix-neuvième et sur l’entre-deux-guerres, je n’avais pas particulièrement de compétences dix-huitiémistes — mais je pris cela comme un défi. Je me sentis très excité, en fait, par cet imaginaire qui s’ouvrait soudain devant moi : le romantisme, la première révolution industrielle, le gothique… Je me plongeai avec délice dans toute cette culture, lus des biographies de Percy Shelley et de Lord Byron par Maurois, me plongeai dans les vies tumultueuses de Mary Shelly, de Polidori ou de Claire Clairmont, étendis mon intérêt aux Lunar Men d’Erasmus Darwin, relus à la loupe le Frankenstein de 1831, découvris celui de 1818, dévorai quantité d’essais, allai même dénicher l’autobiographie du prétendu pirate John Trelawnay… Bref, ce fut pour moi l’occasion d’une plongée aussi rafraichissante qu’enrichissante dans plusieurs époques, avec le défi intellectuel de relier tout cela, de tisser les créateurs et la créature ensemble, si j’ose dire.

Quelques années plus tard, je me rendis chez un illustrateur afin de récupérer chez lui des travaux autour des mythes lovecraftiens – nous préparions Les Nombreuses vies de Cthulhu (dont la réédition vient de sortir, sous le titre Cthulhu !). J’étais pas mal en avance, il faisait beau, je m’assis sur un banc dans un square et, ayant apporté pour l’offrir mon Frankenstein, je me mis à me relire. Je n’ai pas l’habitude de m’admirer dans le miroir de ma propre prose, promis, une fois un livre paru je ne le relis à nouveau que s’il faut effectuer une réédition… Mais cette fois, je me relu, avec l’œil neuf, le recul que procure le relatif oubli de ce que l’on a bien pu rédiger auparavant… Et dois-je l’avouer ? Il me sembla ‘achtement bien, ce petit livre ; certainement une des meilleures choses que j’avais jamais écrite, en fait.

Alors voilà, l’an dernier comme nous cherchions s’il n’y aurait pas quelques anciens textes des Moutons électriques auxquels nous pourrions donner une nouvelle vie… je me souvins de mon Frankenstein, qui correspondrait sans doute bien à notre nouveau petit format. On allait fêter les 200 ans de la création du roman, parfait. Et puis tenez, le hasard faisant bien les choses, Mauméjean avait bossé sur Frankenstein pour une dramatique de France Culture : il me fit un excellent directeur littéraire pour cette réédition. Sous sa docte férule, je repris, retouchai, repeignai, augmentai un petit peuSur les traces de Frankenstein naquit ainsi. J’ai reçu les premiers exemplaires mardi dernier. Il sera en librairie début mai.

Frankenstein

De la dictature du méga-roman ?

Au mois de mai prochain, l’énorme encyclopédie Panorama illustré de la fantasy & du merveilleux va être rééditée au format numérique, en trois fichiers. Petit extrait pour le plaisir…

La littérature n’a pas attendu l’ère des séries télé ni l’âge des méga-séries de fantasy pour inscrire dans son corpus le principe de la sérialité et des tomes aussi épais qu’à suivre. Il y a même longtemps que c’est devenu une constituante de la littérature, au moins dans sa version plus ou moins populaire.

Le Comte de Monte-Cristo d’Alexandre Dumas ou la Comédie humaine d’Honoré de Balzac sont de ces célèbres fleuves de mots qui irriguent notre imaginaire depuis un siècle ou deux. Grandes sagas historiques ou immenses cycles familiaux, les « Rois maudits » de Maurice Druon, « Fortune de France » de Robert Merle, les « Jalna » de Mazo de la Roche ou les « Thibault » de Roger Martin du Gard, il y a beau temps que nos rayonnages croulent sur l’exploration systématique d’une période ou de plusieurs générations.

Il est pourtant des voix qui s’élèvent pour s’étonner ou pour se plaindre de la multiplication des volumes, et de leur épaisseur titanesque, dans le domaine de la fantasy récente. Nous avons déjà vu comment le poids particulier du Seigneur des Anneaux sur la création de la fantasy en genre autonome a tout d’abord orienté les structures narratives vers la forme de la trilogie. Mais trois tomes, de nos jours, c’est bien peu ! Le phénomène mondial qu’était Harry Potter de J. K. Rowling avait déjà prouvé que le lectorat, notamment la jeunesse, n’a pas peur des gros pavés, contrairement à ce que nous répétaient nombre de prescripteurs. Les chiffres de vente des quinze volumes de la Roue du temps de Robert Jordan le prouvaient également, par exemple ; et cet autre phénomène mondial qu’est maintenant Le Trône de fer de G. R. R. Martin n’est pas sans accentuer la pression que les auteurs peuvent avoir pour produire des séries longues – ou plus simplement, sur la manière dont ils conçoivent une fiction et dont ils peuvent avoir envie de la développer.

Faut-il pour autant considérer que le règne des « méga-romans » (1) constitue une tyrannie, comme l’a affirmé Damien Walter ? (2) Dans son article, le critique désignait (non sans raison) les pesants efforts de Terry Goodkind du terme péjoratif d’origine yiddish schlock (médiocre, minable), en exemple de ce qui bouche les artères de la fantasy. Le problème avec le méga-roman,  selon lui, est double : primo, seul un auteur au sommet de son art peut avoir la capacité et le souffle de mener à bien une telle œuvre (prendre un débutant ou un nouvelliste récompensé par des prix et le pousser commercialement à fournir un méga-roman peut conduire à lui briser littérairement les reins) ; et secundo, afin de préserver la santé du genre, il faut que celui-ci continue à proposer des histoires de tous les types, des romans longs comme des romans courts et des nouvelles (ne concentrer le marché que sur les méga-romans ne peut que l’appauvrir).

Lui répondant, sa collègue Natasha Pulley nia que c’est la force du marché qui pousse les auteurs vers le méga-roman, mais la logique interne de leur création. « Une high fantasy à la George RR Martin repose sur la construction de monde. Lorsqu’il y a réellement tout un monde à construire, et pas seulement une période historique ou un pays particulier, ce world-building ne prend pas simplement quelques paragraphes dans une nouvelle, il prend des chapitres ». Et d’ajouter qu’avec l’enseignement actuel des ateliers d’écriture, qui poussent au show don’t tell, c’est-à-dire à la description détaillée par l’exemple et au « dépliage » de tous les éléments d’une fiction, la littérature de fantasy a trouvé selon elle sa véritable dimension, celle des méga-romans.

La high fantasy trouve presque toute son origine dans les contes de fées ; c’est des contes de fées que proviennent ses thématiques, ses décors, ses motifs narratifs principaux. Mais ce qui l’en diffère est l’attention au développement de ce décor et de son fonctionnement : la high fantasy a des paysages, une géographie, une géo-politique, une histoire. La high fantasy construit des mondes… et ça prend de la place !

(1) Un terme récemment forgé par le romancier de science-fiction Eric Flint sur son blog. On parlait auparavant de BCF (Big Commercial Fantasy).
(2) « Fantasy must shake off the tyranny of the mega-novel », in The Guardian, 15 mai 2015.
(3) « Fantasy cannot build its imaginary worlds in short fiction », in The Guardian, 20 mai 2015.