#2352

Considérations londonesques…

D’ordinaire, les personnes avec lesquelles je me rends à Londres me retiennent un peu, mais cette fois…. Las : mon excellent camarade Julien est un pousse au crime, nous marchâmes huit heures par jour…

Cette ville change considérablement, sous la poussée du grand et gros fric. Le résultat dans la City est abominable, le skyline depuis la Tamise ne ressemble plus à rien, le Gerkhin est devenu presque invisible sous la masse des autres gratte-ciel tous embourcagés les uns contre les autres (c’est un très joli verbe, « embourcager »). Ailleurs, le résultat est plus harmonieux : derrière King Cross, par exemple, et l’ouverture du canal du Régent. Ce qui pourtant ne lasse pas de me faire soupirer après « mon » canal à moi, objet de tant de textes sur ce blog au fil des ans, mais pour essayer d’être objectif ces nouveaux développements vont dans le sens d’une ville plus belle, plus saine.

Étrange chose que la mémoire, j’ai réalisé que mes souvenirs avaient un peu tendance à « écraser » les lieux, effectuant des raccourcis et des réaménagements, ou bien au contraire éloignant des objets proches — je voyage tellement dans mes souvenirs, dans le Londres presque onirique de ma documentation, de mes lectures et de mes carnets de voyage, que sur le terrain j’ai parfois quelques surprises : l’église moderne à la flèche si aiguë est pile à côté de la station Warwick Street du métro alors que je l’en pensais séparée par une bonne distance de rue… À l’inverse j’eus quelques hésitations à relier les différents passages de mon propre guide du Londres gauchiste, n’ayant jamais effectué le parcours d’un seul trait…

On mange bien, à Londres : j’ai des kilos en trop, maintenant. Les plats type « pub » genre le fish and chips ; le restau éthiopien ; le restau indien ; et alors, le restau irakien ! Ce fut grand.

Au bord des larmes, soulevé de plaisir : ce fut mon sentiment lors d’un bref passage dans la « Rothko Room » de la Tate Modern. Aucun art ne me procure aussi immédiatement le bouleversement émotionnel, la bourrasque esthétique, que cette pièce savamment conçue pour cela, pour les tableaux de Rothko. Son abstraction est pure émotion. Il y a longtemps, lisant un petit roman que j’adorais, Escalier C d’Elvire Murail, je trouvais que la scène où un personnage demeure figé et bouleversé devant un tableau relevait de la grossière exagération d’auteur… Mais non point, depuis j’ai appris à soulever en moi ce plaisir particulier, devant certaines œuvres. Cette chaleur, presque un orgasme visuel — « pour s’envoyer en l’air le regard », disait autrefois un ami.

#2235

En parlant de butter-coloured stucco, c’est là un élément de l’architecture londonienne que je trouve admirable — j’allais écrire « que j’ai toujours trouvé admirable », mais justement non, j’en ai soudain réalisé la qualité un soir (déjà lointain) que je me trouvais dans Chelsea, à côté de la Tate Britain (alors encore seulement Tate Gallery). Le jour tombant rasait les façades de rayon bas et chauds, et sous le ciel gris qui s’assombrissait les immeubles prirent une teinte dorée, reflétant admirablement le peu de lumière qui restait. Et par les jours de pluie et/ou de ciel bas, si nombreux, ces mêmes façades à la délicate teinte de beurre frais semblent presque rayonner, elles réchauffent visuellement la ville comme du blanc, froid, ne saurait le faire. Ainsi la couleur dominante des alignements d’anciens hôtels particuliers possède une raison pragmatique, celle des vibrations lumineuses. Ce qui me remet aussi à l’esprit une émission de jardinage que j’avais vu un jour, émission british bien entendu, où le présentateur expliquait l’importance d’avoir des fleurs violettes — car c’est la dernière teinte qui vibre lorsque le jour tombe ou qu’il y a peu de lumière.

Point de façades butter-coloured à Édimbourg cependant, la pierre locale étant d’un beau gris bien soutenu, avec de-ci de-là des bâtiments en larges pierres de grès rouge, que l’on croirait tout de terre cuite. Ce gris ne vibre guère, il est stable, inchangeant selon la couleur du ciel. Cela confère à la ville une sorte de massivité tranquille, qui m’a semblé assez unique lorsque nous avons traversé les quartiers ouest pour nous rendre en bus jusqu’au petit port de Leith. Plus tard, en passant à pied dans les mêmes quartiers ouest, en débutant par le ravissant Charlotte Square, c’est ce même gris qui m’a frappé, d’une teinte non sans délicatesse mais sans concession. Dans les deux vieilles villes, Old Town et New Town, ce gris est compromis par la pollution, souillé de noir. Est-ce pour autant d’une terrible tristesse? Pas forcément: lorsque j’étais étudiant, Bordeaux présentait le même visage de suie noire et je trouvais cela délicieusement gothique, cette noirceur conférait à la ville une patine, une force même, qui camouflait un peu son délabrement (la pierre de Bordeaux est, normalement, d’un blond presque doré: la ville a donc radicalement changé de visage avec les rénovations, mais elle redevient vite grise car cette pierre est fragile, très poreuse, Bordeaux s’assombrira donc tant que durera le règne brutal de l’automobile-reine).

#2233

… et donc, du fait de la pingrerie d’un hôtel étonnant de médiocrité (Ibis sur Hunter Square: à éviter), mon habituelle boulimie de journaux de voyage fut cruellement frustrée. McScrooge Accor m’a tuer. Pour autant bien sûr, toutes les images de ce court séjour à Édimbourg me tournent en tête, encore et encore.

Je savais, en voyant cette ville, qu’elle allait pénétrer dans mon imaginaire. Tout y est: les hauts et les bas — je n’aime jamais tant une ville que lorsqu’elle a une géographie très mouvementée, ainsi ai-je adoré la collineuse Lisbonne alors que la plate Vienne ne m’a guère inspiré, en fait je trouve finalement que Lausanne, toute petite qu’elle soit et artistiquement quelconque, est bien plus intéressante que la capitale autrichienne ; les contrastes profonds — Old Town, New Town, quartiers West, port de Leith, plage de Portobello ; les chocs de la nature et de l’urbanité — des montagnes en pleine ville, la nature sauvage à deux pas, la brutalité des murailles du château, la sinuosité du la Water of Leith au fond de son étroit canyon ; le ciel tumultueux, les rayons rasant du soleil en fin de journée, les pavés luisants d’humidité ; le gothique dans toute sa violence et sa noirceur — ses piques et ses crocs, quelque part entre Druillet et Schuiten — ; le stupéfiant cimetière de Calton Hill, l’empilement de Victoria Terrace sur Victoria Street ; les kilomètres de pierre grise ; le grès rouge… Enfin bref, cette ville m’a captivé, enchanté. Oh je m’y attendais, pour avoir lu cette ville tant et tant, dans les pages d’Alexander McCall Smith, de Ian Rankin, de Ken MacLeod ou de Kate Atkinson, et dans des films ou des séries. Mais en vrai, quelle puissance massive, quelle présence incroyable. Et Édimbourg est plus multiple, plus étonnante encore que je ne l’avais envisagé de loin. A-t-on idée de bâtir telle cité sur des volcans et dans de telles crevasses, quelle géniale arrogance de l’humain sur la géographie.

#2228

« Ahead of them to the east the lights of London made a glow in the sky. The air was warm, and the scents of the great city — fruit, face powder, petrol fumes, and dust — were not too unpleasantly mixed together. »

Margery Allingham, Mystery Mile, 1929. Les odeurs de Londres dans les années 20 n’étaient pas celles que l’on attendrait…

#2225

C’est un hôpital, abandonné, en haut de Tottenham Court Road. Ou en bas d’Hampstead, comme vous voulez. Je l’avais déjà remarqué il y a des années, et rien n’a changé: toujours le même côté victorien joli comme tout (désolé, la photo était ratée, avec juste un iPhone j’fais ce que je peux, hein?) et une longue façade en déréliction sur la rue. Avec tout de même une ouverture vers le centre verdoyant de ces ruines, car en fait derrière il y a toujours un autre hôpital, bien actif. Je trouve ça fascinant, et un peu triste, et surtout fort interloquant: une masse pareille, abandonnée, en plein Londres? Et puis tout de même, il y a vraiment beaucoup d’hôpitaux abandonnés, ou fermés, ou reconvertis, à Londres, est-ce normal? Il y en avait vraiment trop, ou bien on soigne moins de citoyens britanniques, de nos jours?

L’espèce de choc (le mot est trop fort) que j’ai ressenti en voyant cet hôpital abandonné, il fut double. À la fois me rendre compte que j’étais déjà passé par là et que cette ruine massive n’avait pas bougé. Et qu’il s’agit très certainement de l’hôpital abandonné mis en scène régulièrement dans une série de fantasy urbaine que je lis, un hôpital fermé où officie une infirmière fantôme spécialisée dans les blessures surnaturelles — et malgré tout affiliée à la Sécu. Problème: je ne sais plus dans quelle série. Les Mike Carey, les Ben Aaronovitch, les Kate Griffin? J’adore cette littérature populaire urbano-fantastique actuelle, mais à force ça se ressemble un peu tout, quand même, d’autant que les Carey et les Aaronovitch se passent tous plutôt dans le nord de Londres (et cet hôpital est l’ancien North London Hospital), Euston Road passe non loin.

Faut dire aussi que je manque un peu de mouvement, niveau neurones. Dans un manuscrit que j’ai en lecture, je viens de voir que l’auteur écrit « j’ai dû redémarrer mon cerveau en mode sans échec ». Mon sentiment, exactement. Dracula m’a tuer: trop de fatigue, cette fois, mes camarades d’aventure sont des fous increvables et je suis rentré absolument épuisé. Un épuisement qui se prolonge, une semaine déjà, je lutte contre mon corps, yeux piquant, jambes lourdes, je déteste ça. D’autant plus embêtant que je repars, lundi, pour Édimbourg. Oué, oué, la dure vie de l’intello précaire — mais là, c’est la retraite de mes vieux parents qui va payer, j’avoue. Rêvez pas, je ne gagne pas des mille et de cents. Ce matin j’ai été racheter des patates. Enfin bref. Plus de neurones, je vous dis.