#300

Il n’y a pas longtemps, je me suis rendu avec un ami chez le bouquiniste lyonnais (le Père Penard) afin de revendre un bon paquet de vieilles bédés (qu’il ne me semblait plus utile de conserver au sein de ma bibliothèque bédé qui menace sérieusement de déborder…). Ayant demandé de l’échange plutôt que des sous (pensez donc: chez un bouquiniste aussi géant que le Père Penard, les occasions de dépenser ne manquent pas!) mais étant déjà venu la semaine précédente, j’avais déjà pas mal écumé les rayons de la librairie. Je me retrouvai donc à farfouiller plus attentivement que jamais.

Je récupérai donc (entre autres) un Masque datant de 1935, La première affaire de Richardson, par un ancien patron de Scotland Yard, sir Basil Thompson. Un petit polar mal écrit (quoique traduit dans une amusante langue désuète) mais très séduisant dans la forme & la manière que prend son investigation (intérêt de l’apprenti écrivain que je m’efforce d’être).

Mais surtout: j’acheta un album hors série de L’Illustration, un bel & grand objet tout entier consacré à… l’Exposition coloniale de 1931.

Somptueusement illustré de photos & de tableaux, comportant encore son plan en couleur, plein de longs textes explicatifs (celui sur « Angkor et l’Indochine » est signé par Claude Farrère), il s’agit d’un superbe témoignage sur un grand événement du passé. J’avoue une fascination certaine pour toutes les « expositions universelles » (et je regrette évidemment de n’avoir jamais pu me rendre à celles qui se sont déroulées ces dernières années — l’expo de Lisbonne, en particulier, m’aurai beaucoup intéressé). Ce sont là quelques creusets spectaculaires de notre époque, de véritables « micro-univers » contenus dans un espace & un temps réduits — avec tout l’attrait qu’exercent sur moi le passé industriel, les grandes choses disparues & les saveurs rétro d’une époque que l’on peut qualifier de « steampunk »…

Mais cet album est encore plus: c’est aussi (surtout?) un témoignage de première main sur une idéologie dont nous avons sans doute un peu oublié la force: le colonialisme. Une idéologie que nous ne cessons de vouloir rejeter — et dont nous sommes les héritiers. Une idéologie à mes yeux étrange & presque inquiétante, et dont je ne mesurais pas bien, non pas seulement le racisme & l’exploitation que l’on dénonce toujours, mais aussi l’idéalisme & la (paradoxale) bonne volonté… À ce titre, ci-dessous recopié, la longue ouverture d’un article sur les « pavillons des missions ». Surprenant mélange de racisme, de suprématisme &… d’ouverture d’esprit… Avec toute la docte assurance que procure la certitude d’être raisonnable: comme une sorte d’Adler ou de Colombani de l’ère coloniale…

Je visitais, il y a quelques mois, l’Afrique occidentale. Au milieu de cette humanité africaine, si ouverte en apparence, et en réalité difficile à pénétrer dans ses croyances obscures, je ne cessais de me poser la question: « Qu’y a-t-il chez ces noirs? Sont-ils capables de perfectionnement? Ou bien l’idée qu’ils ont du monde est-elle si étrangère à la nôtre que c’est perdre son temps de vouloir rien changer à leurs pensées? »

Pour tout ce monde qui porte, comme dit Shakespeare, la livrée du soleil éblouissant, l’univers est peuplé d’esprits, de génies invisibles, aimés à l’égard des hommes d’intentions le plus souvent détestables et qu’il faut apaiser par des sacrifices, des rites, des formules magiques, dont le féticheur a le secret. C’est à cet animisme, qui fait peser sur la vie de là-bas les plus folles terreurs, que se sont attaqués les missionnaires. Bien loin de les décourager, le spiritualisme ingénu des peuplades d’Afrique les incline à considérer que le noir est naturellement apte à recevoir des pensées religieuses d’un caractère supérieur. Leur apostolat, je le sais, n’est pas du goût de tout le monde. Que de fois j’ai entendu dire: « Pourquoi remettre aux missionnaires le pouvoir que nous enlevons aux sorciers? Ces sorciers, après tout, ne sont pas si terribles! Depuis que nous sommes ici, les sacrifices d’enfants, les repas de chair humaine se font tout de même plus rares. Le paganisme se civilise sous l’effet de notre police. Est-il d’ailleurs si condamnable? Les anciens s’en accommodaient fort bien. Peupler l’univers de milliers de présences invisibles, n’est-ce pas, à tout prendre, plus poétique et aussi intelligent que faire peser sur le monde la volonté d’un dieu unique et abstrait? Laissons donc au noir ses génies et ne l’encombrons pas de nos pensées. »

Derrière ce bavardage, qui sent un peu son café du Commerce, il y a l’idée qu’il est de bonne politique de maintenir le plus longtemps possible l’indigène en état d’enfance, vu qu’il est plus commode de gouverner des primitifs que des gens évolués. C’est là justement tout le problème! Dans quelle mesure est-il opportun de faire participer le noir à notre civilisation? L’expérience a prouvé que dès qu’il sait lire et écrire il se montre volontiers méprisant à l’égard de ses frères, considère comme indigne de lui de travailler de ses mains, et sa fatuité naturelle se transforme en orgueil extravagant. Mais à cela les missionnaires répondent: « Eh! nous le savons bien! Mais ce n’est pas en un jour qu’on transforme un primitif. Le problème que nous avons à résoudre n’est pas si différent de celui qui s’est présenté à nous en Europe quand il a fallu arracher au paganisme Celtes, Germains et Slaves. Pour réussir, il nous faudra des siècles, mais pour nous le temps n’est rien. Au contact de l’homme blanc, le noir, c’est entendu, commence presque toujours par perdre quelques-unes de ses qualités natives. Le fait n’est nié par personne. Mais n’y a-t-il qu’à le constater et qu’à le déplorer? Nous ne pouvons admettre que de propos délibéré on maintienne ces gens dans une situation intellectuelle et morale qui était bien misérable avant notre arrivée, mais qui le deviendra plus encore à mesure que les vieilles croyances ancestrales qui maintenaient ici un peu d’idéal religieux ayant elles-mêmes disparu, cette pauvre âme noire sera pareille à une calebasse que nous ne remplirons plus que d’alcool… »

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