#402

J’ai lu ces derniers temps (à part des Agatha Christie en veux-tu en-voilà), un auteur américain contemporain, dont je n’avais jamais entendu parler: Matt Ruff. Lectures réalisées pour le compte d’un éditeur, ce qui explique ma découverte impromptue. Rapport de lecture, more or less… Déjà: Fool on the Hill (qui date de 1988).

George est un jeune écrivain à succès, dont les romans & nouvelles sont chaque fois nés d’une frustration sentimentale &/ou d’un moment bien particulier, d’une inspiration urgente. Car George est pour ainsi dire vierge: il a connu une relation amoureuse dans son adolescence & depuis — rien, il semble incapable de nouer des relations sentimentales et sexuelles. Il n’est pas malheureux pour autant: ses livres marchent bien, il a beaucoup d’amis parmi les étudiants de l’université de Cornell (à côté de chez lui), & en plus il a un étrange petit secret. Car George est capable d’appeler le vent à volonté — une sorte de manière d’influencer la chance qui ne s’applique apparemment que lorsqu’il désire faire voler un cerf-volant.

Située sur une colline au-dessus de la ville, l’université de Cornell a ses habitudes, ses étudiants, ses confréries excentriques & ses remues-ménages psychologiques, comme toute université. Mais elle a également des secrets… Ainsi par exemple une des confréries d’étudiants semble-t-elle essentiellement constituées de jeunes WASPs racistes & arrogants, que l’on soupçonnent d’avoir commis un viol dans le passé, & d’être en fait une organisation d ‘extrême-droite. Une autre confrérie s’est inventée un look digne d’un roman de fantasy romantique: chevaux, longs manteaux, surnoms laconiques, attitudes ritualisées. Une autre encore est vouée au culte des romans de Tolkien (nous sommes dans les années 70, juste après la grande vague de succès américain du Seigneur des Anneaux), mais la maison qui l’abrite est carrément improbable: fondatrice mystérieuse juste nommée « the Lady », sous-bassement colossal en forme de voûte sous laquelle a été reconstituée carrément une forêt artificielle qui rappelle la forêt elfique de Galadriel).

Et puis il y a les secrets… non-humains! Car invisibles aux yeux des hommes sont une race de lutins, les « sprites », qui vivent parmi les étudiants de l’université & survivent tant bien que mal (pas facile de vivre lorsqu’on est si petit et donc à la merci des prédateurs). Et puis il y a les nombreux chiens errants (& les quelques chats) du campus, protégés par le don d’un bienfaiteur des lieux. Ces chiens qui ont leur propre manière de communiquer, leur propre mythologie — & qui ici se piquent de philosophie! Et puis encore, il y a Mr Sunshine — l’être étrange qui, dans le passé, poussa à la fondation de l’université, & qui en dehors du temps manipule individus & événements apparemment juste pour le plaisir, dans une sorte de jeu cosmique. Et enfin il y a Caliope: une créature de Mr Sunshine, qui a l’apparence d’une femme — mais pas n’importe quelle femme. « La » femme fatale, recréée chaque fois à l’image exacte que s’imagine en son for intérieur sa prochaine « victime ». Car Caliope passe d’homme en homme, laissant derrière elle une longue route de coeurs brisés par son départ, pire: sa disparition, subite & absolue.

Et cette fois la victime de Caliope doit être George.

Le roman est construit comme un patchwork de courts chapitres, avec chaque fois des tas de personnages différents. Outre les principaux résumés ci-dessus, sont aussi un chien et son copain félin, qui sont partis à la recherche de ce qu’ils croient être le Paradis — une senteur pure provenant de la Colline de Cornell.

Quant au méchant de l’histoire… Il s’agit d’un lutin nécromant, racorni, lâche et obnubilé par la haine, plus ou moins mort depuis longtemps, & que les manigances de Mr Sunshine ranime de manière à semer le chaos sur le campus.

L’intrigue est fort longue, d’autant plus compliquée qu’elle implique un nombre conséquent de personnages. J’ai regretté que dans son joyeux portrait d’une université américaine, l’auteur passe pour ainsi dire complètement un aspect qui devrait pourtant se trouver au coeur d’une telle institution: l’enseignement! C’est à peine si l’on fait allusion à des examens, à peine si l’on croise un prof ou deux, pour le reste ce campus semble uniquement voué aux turpitudes estudiantines, sans rapport avec l’existence d’une réelle université. Cela donne au roman un aspect nettement coupé de la réalité, qui me semble dommageable pour sa crédibilité. Dans un même cocktail d’université & de légendes, le roman de Pamela Dean Tam-Lin était infiniment plus subtil & équilibré.

Mais ce n’est pas mon reproche principal: franchement, le problème c’est à la fois le manque complet d’épaisseur des personnages (si peu esquissés, si caricaturaux, qu’on a souvent du mal à se souvenir de qui est qui); & puis la trop grande gentillesse du tout. Certes je suis grand amateur de richesse & de générosité en littérature, mais le tout jeune Matt Ruff (c’était son premier roman, rédigé alors qu’il était l’élève des cours d’écriture d’Alison Lurie à Cornell) n’est pas Michael Chabon ou Salman Rushdie, & s’il essaye d’atteindre à l’ample bonté de ces auteurs-là, il tombe hélas un peu trop dans le sucre, dans la gentillesse excessive au point d’en être par endroit ridicule. Jeunesse + premier roman font que cette oeuvre-là, pour être vraiment originale et attachante, souffre d’un travers d’infantilisme qui met à mal l’équilibre de la suspension of diesbelief. Il y a là-dedans à la fois trop & trop peu, & quoique je puisse aisément comprendre pourquoi & comment il est devenu un roman « culte » pour certains, pour ma part je n’ai pas été totalement séduit.

#401

Géographie des émotions

Je fus donc brièvement à Paris, jeudi dernier. Juste un aller/retour car je ne me sentais guère d’humeur à traîner plus que de raison: on peut être branché en mode « neurasthénique geignard » & néanmoins envisager de se soigner…

Et puis j’avais envie d’un peu de « cocooning », pour changer. Mais Paris ce fut quand même, le temps d’une journée, car j’avais pris l’engagement de donner une conférence. Le timing était malheureux: grève nationale des transports. Ce fut donc à pattes que j’allai de la Gare de Lyon au boulevard Raspail — & à marche forcée, encore, histoire de ne pas arriver en retard.

Tout ça pour ça? Une poignée de vieilles dames se piquant de littérature. Car grève oblige, le reste de l’assistance prévue (des étudiants étrangers de l’Alliance française) ne s’était guère déplacé. Au compte-goutte se glissèrent tout de même dans la salle quelques étudiants, mais s’il y avait en fin de compte vingt personnes pour m’écouter faire mon numéro habituel sur l’histoire de la littérature du merveilleux, ce fut bien tout.

À la sortie, une charmante dame m’offrit deux romans de sa maman qu’elle s’occupe de faire rééditer (Marianne Andrau) & une étudiante mexicaine me fit part de son enthousiasme.

Ah, soyons franc: cette conférence n’était heureusement pas ma motivation principale pour ce saut parisien. Une motivation qui avait plutôt pour titre L’Aventure de Pont-Aven & Gauguin.

L’expo avait débuté la veille: il aurait été sot de la manquer. Par conséquent, deuxième étape de mon parcours parisien: Raspail/Luxembourg. Et bien m’a pris: superbe. Je commence décidément à me faire une spécialité de la visite de grandes expositions de peinture… Et en m’extasiant devant tel Gauguin ou tel Sérusier, tel Roderic O’Connor ou tel Maxime Maufra (deux peintres dont j’ignorais tout auparavant, ceci dit en passant), je ne peux m’empêcher de m’interroger sur la nature de ce plaisir bien particulier, vraiment singulier, qui s’empare de moi devant un tableau. Où naît en moi l’émoi?

Devant une toile qui me touche réellement, il me semble avoir la sensation de l’expansion, en mon for intérieur, d’une sorte de délicieuse douleur, qui va en s’éveillant comme une lumière naissante, puis se propage vers le haut, se répand dans ma poitrine — & me fait venir les larmes aux yeux. Et de savourer cette sensation, comme une chaleur intérieure, mieux: un rayonnement. Voilà, je cherchais ce terme exact: rayonnement.

Mais je m’interroge encore: en quoi cette extase esthétique est-elle différente de ce que je ressens lorsque je suis triste, de cette pulsation régulière qui se loge dans mon ventre & semble me fouailler doucement l’intérieur dés que j’ose un tant soit peu songer à ma solitude? Mais est-elle différente, justement? Je sens des larmes se presser derrière mes yeux à la tendre extase contemplative d’un beau tableau — tout comme elles se pressent bien vite au moindre soupçon de déprime. Une géographie interne des émotions? Avec la tristesse logée vers le bas du torse & le bonheur enflant parfois vers le haut? N’est-ce pas trivial? Quelle pertinence ont donc de telles analogies, et quelle universalité? M’est-ce purement personnel, un autre, une autre, ressentira-t-il/elle la tristesse comme une brûlure du coeur ou le bonheur comme un fourmillement des mains?

Dans ma dernière nouvelle, j’écrivais « tandis qu’un déchirement lui fouaillait une zone imprécise du côté du ventre, comme un plissement de cette écharpé mouillée qui se loge dans notre corps et que l’on nomme mélancolie, tristesse, spleen… »

Foin d’auto-analyse. En passant dans la rue, j’avais remarqué l’affiche d’une autre expo… Troisième parcours: Luxembourg/Hôtel de Ville. Avec un petit crochet par le « San Francisco Bookshop », en passant par Odéon.

Plaisir citadin. Le spectacle des rues, toujours captivant, les belles façades & les jolis garçons. Dans le ciel froid, des nuées filandreuses contredisent les velléités de lumière. Le soleil accroche des rayons sur les toitures en zinc. Le vent bouscule, trépigne, file & glisse.

Hôtel de Ville: exposition gratuite de la collection Jean Planque, « De Cézanne à Dubuffet ».

« J’ai mieux aimé les tableaux que la vie. Ma vie = tableaux. Cela depuis très jeune. Mieux que la musique qui m’est pourtant si chère, le tableau s’impose à moi avec brutalité dans sa totalité et je pressens. Je pressens le mystère, ce qui ne peut être dit ni à l’aide de la musique, ni à celle des mots. Immédiate préhension. Chose émotionnelle. Possession de tout mon être. Je suis en eux et eux en moi. Tableaux! » (Jean Planque)

Surprenante expo, par sa richesse & par le dépouillement de sa présentation. Une moquette grise est jetée au sol — non, pas posée. Jetée: elle fait de grands plis, retombe aux angles, installation provisoire & hâtive. Aux murs, les tableaux sont là, simplement. Pas de ces merveilleux spots précis comme à Jacquemard-André ou à l’expo du Luxembourg, qui cernent un tableau & lui procurent une lumière unique. Ici, éclairage global, brutal. Des tableaux sur les murs, point. Mais quels tableaux: dés l’entrée deux grandes toiles non figuratives attire mon oeil — des Monet! Une vue de montagne enneigée (peinture blanche & grise en touches, flou complet) & « Leicester Square » (pure abstraction de lumières dans la nuit). Et ainsi toute la collection: surtout de l’abstrait même lorsqu’il touche au figuratif — Léger, Klee, De Staël, Braque, Delaunay, Clavé, Giacometti… Je n’aime guère ni Picasso ni Dubuffet, largement présents, mais peu importe, ça & là me touchent des oeuvres, bouffées d’un bonheur fugitif, fragile.

Quatrième parcours: Hôtel de Ville/Bercy. J’avais envie de revoir le jardin de Bercy — un véritable chef d’oeuvre de paysagisme contemporain, aussi beau qu’un square londonien mais le design ’90 en plus; exemplaire! Et puis de voir ce qu’il était advenu des derniers chais, transformés en sorte de rue commerciale — agréable. Plus de temps, je me presse de regagner la gare. Ce soir j’ai rendez-vous devant l’Opéra, kebab en vue & tendresse d’une complicité. Heureusement, quelques métros circuleront encore à Lyon, car mes jambes me feront mal, pieds douloureux & raideurs partout, *ouch!*

#400

Je discutais l’autre jour avec un copain de ma passion pour la Ruritanie — le royaume balkanique imaginaire mis en scène par Anthony Hope dans ses romans, notamment dans Le Prisonnier de Zenda: j’avais consacré un article au sujet dans un numéro de Faeries — et voici que le hasard me met entre les mains un roman délicieux & totalement « ruritanien ».

Car de passage à Paris (I’ll maybe talk about that later), je n’ai pas pu m’empêcher de faire un saut au « San Francisco Bookshop » (un bouquiniste américain, à Odéon), & j’ai acheté quelques Agatha Christie supplémentaires. Je le savais vaguement, mais il s’avère donc qu’Agatha Christie fit elle aussi une excursion en Ruritanie, en 1925, avec son étonnant The Mystery of Chimneys. Délice des délices! S’y mêlent la légèreté et la complexité du Prisonnier de Zenda (quoi que la Ruritanie y soit rebaptisée Herzeslovonia), l’humour snob de P.G. Wodehouse, parfaitement rendu (on pense aux chroniques de Blanding), et bien entendu l’impeccable sens du roman policier de cette grande dame du genre (qui se permet même de faire usage d’un gentleman-cambrioleur à la Arsène Lupin). Hardly profound, of course, mais qu’il est bon de lire de temps en temps de si légères sottises!

Tant qu’à faire & pour ces trois jours de « cocooning », je lis dans la foulée le deuxième roman du même casting (The Seven Dials Mystery), cette fois une parodie de thriller d’espionnage — tout aussi savoureux.