#1977

Oups, déjà le dernier jour de l’année? Comme le temps passe. Il paraît que c’est le moment des bilans, les bloggueurs aiment bien établir des listes… Voyons voir, puisque ma vie ce sont les bouquins, si je réfléchissais à ce que j’ai le plus aimé lire, cette année?

Pour moi, en dehors des bédés et des essais, l’année fut surtout placée sous le signe du steampunk et du néo-pulp, je crois. Et donc fort peu de lectures francophones, hélas — et sur le peu que j’ai lu en français, faut dire que le dernier Jeury et le dernier Lorris Murail, pour agréables qu’ils étaient, présentaient de gros défauts structurels, ce qui n’en fait pas mes lectures favorites de l’année. Ah si, ah si, j’ai failli oublier un superbe roman post-apo: Cygnis de Vincent Gessler! Celui-là, j’aurai aimé le publier.

Bref, donc et en vrac, sinon j’ai adoré les trois premiers Gail Carriger (à paraître chez Orbit dans une traduction de Sylvie Denis, me souffle-t-on), la totalité des Mike Carey (qui ne se vendent pas chez Bragelonne, me dit-on, et ils ont oubliés fort étrangement de publier le premier de la série, c’est malin), les deux premiers Trent Jamieson (je viens juste de finir le deuxième) et les deux premiers Kate Griffin (splendide fantasy urbaine à paraître chez Eclipse). Lectures sérielles, ma foi, j’adore le principe des personnages récurrents, c’est une des bases de la littérature populaire. Dans le même esprit, adoré Boneshaker de Cherie Priest (steampunk très original qu’on croirait écrit par Miyazaki ; traduit chez Eclipse, c’est fou, pour une fois je n’ai pas lu que des trucs introuvables en VF!) et The Strange Affair of Spring-Heeled Jack de Mark Hodder (steampunk classique à la Powers-Blaylock ; ah, j’ai parlé trop vite).

Hors littérature populaire en série, quoi donc? Eh bien, Le Fond du ciel de Rodrigo Fresan et Hackney, That Rose-Red Empire de Iain Sinclair. The Quickening Maze d’Adam Foulds et Shades of Grey de Jasper Fforde. Et les poèmes en prose d’Hubert Voignier (chez Cheyne), précieuse découverte.

Et puis tiens, deux bandes dessinées vraiment renversantes, de la grande science-fiction: Les Derniers jours d’un immortel de Fabrien Vehlmann sur dessins de Gwenn de Bonneval (Futuropolis), et Omni-visibilis de Lewis Trondheim sur dessins de Matthieu Bonhomme (Dupuis).

#1976

“C’est quoi, ce tigre ?”
© André-François Ruaud

Il était une fois une petite fille — qui détestait qu’on la traite de « petite fille ». À neuf ans, elle estimait qu’elle était désormais une « jeune fille ». Il était donc une fois une jeune fille, Carole, aux cheveux bruns bouclés, qui vivait avec ses parents et sa grande sœur dans un petit pavillon de banlieue.

Un matin de la fin décembre, Carole trouva une drôle de boîte au fond du jardin. Enfin, il ne s’agissait pas vraiment d’une boîte, plutôt d’une sorte de paquet cadeau, très joli, rouge et vert, — comme c’était bizarre qu’un passant ait jeté un paquet cadeau sous la haie de troènes, se dit Carole, les gens avaient vraiment de drôles d’idées.

Carole rapporta le cadeau dans sa chambre. Elle l’examina sous toutes les coutures puis, n’y tenant plus, se décida à déchirer le beau papier — lorsque soudain… « Pouf ! » : tout petit avec un gros ventre, un drôle de bonhomme venait d’apparaître !

« Mince alors, dit Carole, c’est une lampe magique, comme dans Aladin !
— Absolument pas, jeune fille ! » affirma le drôle de bonhomme. Vêtu d’une culotte rouge et d’un bonnet rouge et blanc, torse nu, il ressemblait beaucoup à un héros de BD. « Ne me reconnais-tu pas ? demanda-t-il en gonflant sa poitrine.
— Eh bien, si : vous êtes Obélix ?
— Mais non ! se fâcha le petit bonhomme. Je suis un assistant du Père Noël ! On ne vous apprend donc plus rien, à l’école ?
— c’est-à-dire que… bafouilla Carole. Je ne savais pas trop que le Père Noël avait des assistants…
— Et comment crois-tu qu’il s’en sort, avec tant de boulot, hein ? C’est nous, les lutins, qui l’aidons !
— Mais alors, qu’est-ce que vous faisiez dans un paquet-cadeau, dans le jardin ?
— Eh bien, euh, vois-tu… C’est un peu compliqué… bafouilla à son tour le lutin. Enfin bref, tu m’as tiré de ce mauvais pas et pour ta récompense, je vais te donner trois vœux. Ordonne et j’obéirai, ajouta-t-il sur un ton satisfait de lui-même.
— Trois vœux ? demanda Carole. Et si je demande que mon premier vœu soit d’avoir autant de vœux que je le désire ? »

Le lutin se mit à gonfler, pour devenir énorme, et il fronça les sourcils d’un air très menaçant.
« Attention ! dit le lutin d’une voix grave. Il ne faut pas se moquer des lutins ! J’ai dit trois vœux et rien de plus ! On ne peut pas tricher avec un lutin !
— Bon, bon, ne te fâche pas… Voyons, qu’est-ce que je veux ? fit Carole, pensive. Euh… Ah, oui, je sais ! » s’exclama-t-elle en voyant son vieux nounours en peluche, tout abîmé, assis dans un coin de la chambre. « J’en ai marre de mon ours, je veux un gentil tigre tout neuf !
— D’accord, répondit le lutin qui avait retrouvé sa taille normale. Abracadabra ! » Il disparut dans un nuage de fumée.
« Ah bon, les magiciens disent vraiment abracadabra ? » demanda Carole très surprise. Pas de réponse : le lutin n’était déjà plus dans la chambre.

« CAROOOOLE ! » cria soudain quelqu’un dans la cuisine, en bas. Carole descendit précipitamment l’escalier, pour aller voir pourquoi sa boutonneuse de sœur criait comme ça. D’habitude, cette grande gigue ne se fatiguait pas tant : la feignante passait le plus clair de son temps à roupiller.

Carole trouva sa grande sœur dans la cuisine, tremblant dans tous ses membres, appuyée contre la porte du jardin.
« Carole ! C’est quoi, ce tigre ? » s’exclama la grande sœur.
— Quel tigre ? demanda Carole.
— Là, dehors, dans le jardin, j’ai vu un abominable tigre ! »
Carole ouvrit la porte du jardin pour regarder.
« N’ouvre pas, il va nous dévorer ! » cria la grande sœur, paniquée.

Au milieu du jardin attendait un énorme tigre. Il fit un grand sourire amical à Carole, et lui lança même un clin d’œil.
« Je ne vois rien ! » dit Carole à sa grande sœur. Elle fit signe au tigre de se cacher.
« Quoi, quoi ? Mais si, il est lààà… » bêla la grande sœur en jetant un regard inquiet par la fenêtre.
« C’est vrai, je ne vois rien, admit finalement la grande sœur. J’ai dû rêver, un tigre dans le jardin c’est impossible ! Ah, quelle émotion, je vais aller faire une sieste pour me remettre ! »
Les jambes flageolantes et les cheveux mous, la grande sœur alla s’effondrer dans un fauteuil du salon, épuisée par la grosse peur qu’elle venait de ressentir.

Dés que sa grande sœur fut endormie, Carole en profita pour faire entrer son tigre et monter en cachette dans la chambre. Tous deux grimpèrent l’escalier en silence, cependant que les ronflements de la grande sœur s’échappaient du salon.

« Lutin ! » appela Carole de retour dans sa chambre. « Lutin, tu t’es trompé ! Je voulais un tigre en peluche, pas en vrai ! »
Mais le lutin ne répondit pas, Carole eut beau regarder dans les lambeaux du paquet-cadeau, elle ne vit rien. Pas la moindre trace de culotte rouge ou de bonnet blanc. Le lutin semblait avoir disparu. Mince, qu’allait donc faire Carole ? Un tigre en vrai, c’est tout de même vachement envahissant, se dit la jeune fille en regardant l’animal qui, la queue arquée et la truffe frémissante, faisait le tour de la pièce.
Mais un tigre en vrai, c’est drôlement chouette, réfléchit également Carole. Après tout, ce tigre semblait très gentil, comme elle l’avait demandé au lutin.

Tout l’après-midi, Carole s’amusa bien avec son tigre : cabriole, cache-cache et fou rire. C’est fou ce que l’on pouvait imaginer de jeux avec un tel compagnon. Les parents étaient sortis, la grande sœur ronflait au salon : Carole et son tigre demeurèrent bien tranquilles. Et le soir venu, le tigre tint bien chaud à Carole dans son lit. Il ronronnait comme un gros chat.

Le lendemain matin, le tigre eut juste le temps de se cacher avant que maman n’entre dans la chambre pour réveiller Carole. Il ne fallait pas qu’une grande personne voie le tigre ou Carole se serait fait gronder !
Pendant que Carole était à l’école, le tigre se cacha en haut de l’armoire : ainsi, maman ne le vit pas quand elle vint faire le ménage dans la chambre.

Lorsque Carole rentra le soir, maman n’était pas contente du tout : quelqu’un avait ouvert le réfrigérateur et pris le gigot du dîner ! Au-dessus de tout soupçon (elle détestait le gigot), Carole monta vite dans sa chambre : elle avait tout de suite réalisé que son tigre avait eu faim et volé le repas du soir. D’ailleurs, le tigre avait l’air tout triste : il s’était beaucoup ennuyé sans Carole.
« Oh là là, mon tigre, fit Carole toute triste à son tour. Je ne vais pas pouvoir te garder. Tu manges trop pour pouvoir rester enfermé dans ma chambre. Et puis tu vas t’ennuyer, je vais à l’école presque tous les jours. » La jeune fille gratta le tigre sous l’oreille, ce qui eut pour effet de déclencher un ronronnement béat.
« Lutin ! appela Carole en déchirant un peu plus le paquet-cadeau. J’ai un deuxième vœu à faire ! »
Aussitôt, le lutin apparut. Cette fois, il arborait une culotte rouge et jaune.

« Voilà j’arrive, ne crie comme cela, ça me donne mal à la tête, grogna le lutin. Que veux-tu pour ton second vœu ?
— Il faut que tu renvois le tigre d’où il vient, il est trop malheureux ici.
— D’accord. Abracadabra… »
Et « Pouf ! », le tigre disparut.
« Maintenant, il te reste un vœu, déclara le lutin. Je n’ai pas que ça à faire, qu’est-ce que tu veux ?
— Je veux, je veux… commença à dire Carole sans vraiment savoir ce qu’elle voulait. Je veux un de ces trucs qu’on met dans le bain, tu sais… »
— D’accord ! dit le lutin sans laisser Carole finir de parler. Abracadabra. »
Et « Pouf ! », le lutin et le paquet en lambeaux disparurent dans un nuage de fumée.

Depuis la salle de bain, la grande sœur de Carole poussa soudain un grand cri :
« CAROOOLE ! C’est quoi, ce canard ?
Coin, coin ! »

#1975

J’ai reçu une bonne nouvelle pour finir cette année: Fabrice Colin et moi allons bien réaliser un quatrième album illustré ensemble, toujours pour Hachette. On s’y met dès janvier, apparemment. Encore une jolie occasion de familiariser les petits n’enfants avec la mythologie et l’imaginaire mondial — et à 12 000 exemplaires vendus de chacun des deux premiers, on peut quand même espérer avoir un brin d’influence, quoi. J’adore faire ces albums. Le troisième, le livre-jeu, va ressortir en février en version poche, mais dans un texte sévèrement réduit et retouché. À noter d’ailleurs qu’une erreur de numérotation s’est introduite dans le grand format, ce qui est pour le moins « argh » vu que c’est embêtant pour suivre correctement le fil des différentes possibilités. On a donc rédigé cet erratum:

Page 138 le numéro de page de l’entrée 109 n’est pas précisé, il s’agit de la page 112.
Page 156 les renvois des réponses sont erronés, pour la bonne réponse il faut aller en 74 page 91, et pour la mauvaise réponse en 75 page 120.

#1974

Le froid encore. L’air est glacé mais non point immobile, puisque souffle par moment un vent brutal, sa giffle siffle sur la façade, fait vibrer la longue chaîne qui pendeloque de la grue. Nous avons passé le solstice d’hiver, l’espoir naît donc que le jour s’allonge un peu, que l’on sorte enfin de cette période où dès trois heures la lumière se fait moins nette, où derrière le rose qui baigne tout, qui enflamme les tuiles, sourde déjà la nuit. Mais sur la neige l’éclat blanc vire lentement au bleu, comme si en hiver le nocturne se levait non pas de l’horizon mais des éléments proches, du dessus des toits, des stalagtites de gel au bord des gouttières, du crêpage neigeux des arrêtes. Retranché derrière la fenêtre de ma cuisine, goûtant la chaleur illusoire de mes murs rouges, je m’étonne de l’épais silence de ce dimanche de Noël. Avec pour seul murmure celui de la chaudière, haletante, cliquetante, mais rien au dehors, juste le vent, la géométrie figée des toits et des façades, les claquements secs du drapeau en haut de la grue. Unique signe de vie: la fumée qui s’échappe d’une cheminée, saisie une instant par la lumière, dans l’échancrure de la place. Le regard opaque de la cabine de grue contemple tout cela sans broncher, les croisillons de son long nez pointés vers le sud. Grondement du vent puis tout redevient silencieux. La ville est absente.

#1973

Lectures de fêtes? Eh bien, tout d’abord Chronic City de Jonathan Lethem. Ayant débuté dans le domaine de la science-fiction, cet auteur est maintenant considéré comme l’une des voix les plus intéressantes de la littérature américaine contemporaine (me suis-je laissé dire). Mais cela ne signifie pas qu’il ait abandonné ses premières amours: en fait, ce roman montre comment fonctionne la stratégie de la « contamination » qui est le nouveau stade d’évolution du genre. Car de la science-fiction, il y en a des aspects dans cette Chronic City, située dans un futur proche. Notamment le sort de la petite amie du narrateur, astronaute bloquée à bord d’une station spatiale américano-russe à moitié en panne et bloquée dans un champ de mines spatiales chinoises. Pour le reste, le quotidien hyper-protégé du narrateur ne nous revèle que par bribes des détails du monde… Car il ne sort guère de l’Upper East Side, cet ancien acteur-enfant menant une existence oisive entre cocktails mondains et discussions avec son excentrique copain Fergus. Je ne sais pourquoi, dans mon esprit le narrateur a les traits de Rupert Graves — ce qui n’est pas très gentil pour cet excellent acteur, pas si has been.

Cherchant ce que je pourrais lire, j’ai commencé Chronic City et au bout de quelques pages j’étais déjà accroché. C’est la force de la bonne littérature. Et bon, Lethem l’est sacrément. Je ne sais toujours pas, à mi-parcours, où il va avec ses histoires d’aigles nichant sur la façade d’un gratte-ciel, de tigre géant ravageant l’Upper East Side, de vases inspirant des sentiments mystiques et de collectionneur autiste d’anecdotes sur Marlon Brando… mais c’est infiniment délectable, un portrait amusé d’un certain Manhattan, une balade faussement nonchalante dans New York.

Autre lecture de fête, le premier tome de l’intégrale Carl Barks parue chez Glénat Disney. Je n’ai jamais eu la fortune nécessaire à l’acquisition de l’intégrale américaine, au prix sidérant, et j’apprécie donc cette jolie initiative française, fort soignée. Les traductions sont bonnes (l’ami Jean-Paul Jennequin, toujours sur les meilleurs coups, est crédité de la trad des textes d’intro, mais ceux des histoires ont-elles été revus?), les couleurs refaites, les commentaires érudits, l’objet soigné (format comics, relié en intégra avec tranche-fil) — et le génie de Barks toujours aussi réjouissant. Graphiquement comme narrativement, c’est un bonheur, et je suis chaque fois épaté par la manière dont des auteurs aussi prolifiques que Carl Barks ou Georges Chaulet, par exemple (l’auteur de Fantômette), parviennent à se renouveler en permanence, à explorer des nouvelles idées, alors que leur torrentielle production s’appuie sur des figures aussi fines que la famille de Donald Duck ou une jeune justicière de banlieue… En tout cas, l’éditeur annonce quatre autres tomes déjà en 2011 et le début d’une intégrale des Mickey de Floyd Gottfredson, pourvu que pour une fois la maison Glénat ait de la suite dans les idées…

Enfin, je lis également de l’Edgar Wallace, auteur populaire ô combien british mort en 1932. The Casefiles of Mr J. G. Reeder, de très amusantes nouvelles policières datant de 1925, sur un petit enquêteur anciennement spécialisé dans les affaires bancaires, à l’allure effacée et inoffensive mais à l’esprit tortueux. J’en ai profité pour regarder des épisodes de la deuxième saison de la vieille série noir et blanc qui en constituait l’adaptation — savoureuse, elle aussi, avec le même humour pince-sans-rire que Chapeau melon et bottes de cuir.