#2074

Eh bien ça y est, ma biographie d’Arsène Lupin (quatrième mouture!) est terminée. En me mettant dans les oreilles du bon gros jazz-rock seventies (Brian Auger’s Oblivion Express), pour me soutenir dans l’effort. Et j’ai même trouvé plein de gentils re-lecteurs. Et fait la mise en page (le nouveau look de la collection est élémentaire à maquetter). Je vais pouvoir… me remettre à tout le reste. Genre, les corrections à rentrer dans le prochain Fiction, et puis surtout, continuer à avancer dans mon deuxième polar jeunesse… Enfin bref, mois d’août très chargé, je ne manque pas exactement de boulot.

#2073

Arsène Lupin, une vie – work in progress.

(…) Arsène Lupin approche alors de la cinquantaine. Sa taille mince, son pas élastique dénotent qu’il est en pleine forme physique. Toujours obsédé par la peur de vieillir, notre Lupin, en victime typique du syndrome de Peter Pan, prétend même que, vu de dos ou de loin, il est en « droit de protester contre toute évaluation qui lui eût attribué plus de vingt-cinq ans. […] et encore, que d’adolescents pourraient me porter envie ! » Le diable d’homme mène encore et toujours plusieurs existences de front, sous de « simples et modestes noms de bonne petite noblesse de province, que reliait les uns aux autres ce même prénom de Raoul. » Il est donc Raoul de Limézy, d’Avenac, d’Enneris ou d’Averny. La vie mondaine a changé, les temps ont changés : la grande époque de Lupin, c’était avant-guerre. Se sent-il un peu dépassé ? Maurice Leblanc, lui, s’est retiré modestement, à Étretat. Paris a beaucoup changé. On ne donne plus de ces grands bals extravagants du temps de Boni de Castellane et de Pierre Loti, on se montre plutôt au théâtre, à l’opéra, et surtout l’on va dans les grands restaurants.
Il y a encore quelques salons mondains, les derniers, mais ce ne sont plus ceux que Lupin connaissait si bien autrefois. L’un de ces salons est celui de Mme du Retail, au 2 de la rue Vineuse, dans le 16ème arrondissement. Lucie Dalloux, épouse Boutilier du Retail (1886-1968), reçoit en compagnie de son mari Armand de nombreuses personnalités des arts et lettres : citons Maurice Constantin-Weyer, Gérard-Gailly, Maurice Bedel, Claude Aveline, l’acteur Henri Crémieux, et puis, c’est là que nous rejoignons notre sujet lupinesque, le dramaturge Francis de Croisset. Lupin le croisa-t-il, fréquenta-t-il le salon de la rue Vineuse ? Depuis la mort de Gaston Arman de Caillavet, Francis de Croisset est entré en partenariat littéraire avec Robert de Flers, ces trois noms représentent la fine fleur du Boulevard. Francis de Croisset ne tient pas en place, il ne cesse de voyager à travers le monde. Cependant que son étoile pâlit peu à peu, celles d’autres mondains à la vanité non moins éclatante va la remplacer : Sacha Guitry et Jean Cocteau.
À l’instar de Lupin, Francis de Croisset aussi représente en quelque sorte un monde qui est en train de s’achever : Marcel Proust s’éteint le 18 novembre 1922, alors que À la recherche du temps perdu n’est pas fini de publier ; la nuit de sa mort, il a été veillé par ses amis : Reynaldo Hahn, Paul Morand, Gaston Gallimard et quelques autres. On fait venir le peintre Dunoyer de Segonzac, qui s’installe dans un coin et dessine à l’encre de chine le portrait de l’écrivain sur son lit de mort. « La famille, les relations, tout le monde défile et reçoit devant le lit de l’écrivain. La chambre mortuaire est un salon, à l’image de sa vie. » Jean Cocteau arrive, il parle avec Gallimard de son prochain livre, Thomas l’imposteur, que l’éditeur retient aussitôt : très symbolique passation d’époque.
Ernest W. Hornung, l’agent littéraire de Raffles, décède à Saint-Jean-de-Luz le 22 mars 1921 ; Sarah Bernhardt disparaît le 26 mars 1923 ; Aristide Bruant le 11 février 1925 ; Gaston Leroux, l’agent littéraire de Rouletabille, meurt à Nice le 15 avril 1927 ; et Robert de Flers à Vittel le 30 juillet 1927. Avec toutes ces personnalités, ce sont les derniers feux de la Belle Époque qui s’éteignent. (…)

#2072

Arsène Lupin, une vie – work in progress.

(…) Existences mondaines, grandes réceptions, spectacles, ces messieurs sont en habit noir et plastron blanc, tandis que l’astucieux Poiret a libéré ces dames. On reçoit notamment « le prince Sernine, un des membres les plus brillants de la colonie russe à Paris », qui vit dans « un rez-de-chaussée, au coin du boulevard Haussmann et de la rue de Courcelles » . Il est vrai que Serge de Diaghilev a mis les Russes à la mode.
L’identité a changé, pas le style de vie : devenu russe plutôt que périgourdin, Lupin n’en poursuit pas moins la vie en dichotomie de l’époque d’Avenac : le nom du prince Sernine revient à chaque instant dans les « Déplacements et Villégiatures » des revues, tandis que le rugueux et jaunâtre Lenormand mène la Sûreté à la baguette.
Question d’identité, encore : Paul Sernine, le prince russe, et Serge Rénine, le prince français, habitaient-ils à la même adresse ? (Hortense Daniel écrit à Rénine « boulevard Haussmann ») On est en droit de se demander si Leblanc n’a pas forgé ce nom de Rénine seulement pour conter les Huit coups de l’horloge — puisque Lupin eut la facétie de ne pas s’attribuer ces aventures-là. Lupin ne se présentait-il pas tout simplement à Hortense Daniel sous le nom de Sernine ? Enfin qu’importe, dans tous ces patronymes l’on s’y perd, et c’est bien ce que voulait Lupin. Lui-même à l’époque semblait vouloir se perdre, se noyer dans ses nouvelles peaux, pour mieux laisser derrière lui la douleur de la mort de Raymonde. (…)

#2071

Arsène Lupin, une vie – work in progress.

(…) « Longtemps, le snob a rêvé de se rapprocher de ce qui était considéré comme la classe supérieure, la noblesse, afin de participer à la supériorité intrinsèque de ce groupe, et de pouvoir, le cas échéant, considérer avec hauteur ceux qui n’en sont pas. » Il se produit donc un mouvement permanent, de la roture vers l’aristocratie, et Gaston Jolliet dans un article du Figaro, le 19 février 1885, ironisait sur le fait qu’il menaçait de dépeupler les rangs de la bourgeoisie « plus sûrement que la dynamite anarchiste » ! En 1887, Bachelin-Deflorenne affirme dans son État présent de la noblesse française que la fausse aristocratie et les titres usurpés représentent entre 80 et 90% des prétendus nobles. C’est dire que les quelques noms qu’invente Lupin ne participent que de la confusion régnante. La noblesse d’Empire s’invente une particule qui lui manquait, les parlementaires collent leur département à leur patronyme ordinaire (Martin du Gard, par exemple), les nouveaux riches s’octroient le titre de leur domaine (et vice-versa : le marquis d’Orsacq renomme le château de Gueures « château d’Orsacq »), on emprunte, on invente, on usurpe… Le grand mondain Boni de Castellane s’en offusquera dans ses mémoires : « Il surgissait à côté de noms authentiques une pléiade de gens titrés qui tenaient leurs couronnes de l’opération du Saint-Esprit. »
Les années 1870-1880, soit donc l’enfance de Lupin, ont été tout spécialement propices à ce type de pratiques. Gageons que les scandales de l’époque auront inspiré le prétendu Raoul d’Andrésy : Frédéric Rouvillois évoque le cas d’un pseudo-prince de Gonzague qui, invité par le président Mac-Mahon sur la foi de ses titres prestigieux, fut arrêté en sortant de l’Élysée ; un certain Mallebey condamné pour avoir usurpé le titre de comte de Bessac ; un certain Louvard qui alla passer treize mois en prison pour s’être approprié le nom de comte de Pontlevoy et s’être prétendu fils naturel du prince de Joinville ; ou bien encore, ce grand mondain qui dépensait sans compter sous les patronymes de duc de Trévise, marquis de Castel-Brano ou vicomte de Montalbo, et finit par être condamné par contumace à dix années de travaux forcés… (…)

#2070

Arsène Lupin, une vie – work in progress.

(…) Dans la nouvelle déjà évoquée, « Les Jeux du soleil », Lupin a la coquetterie de s’exclamer que l’on connaît tout de sa vie. En vérité, si tel était le cas notre travail de biographe serait exceptionnellement aisé. Leblanc n’a en effet chroniqué que les « affaires » les plus spectaculaires traitées par son ami, et encore, seulement celles sur lesquelles Lupin voulait bien s’exprimer. Soucieux de protéger ses collaborateurs comme sa réputation, Lupin ne disait pas tout à l’écrivain, loin de là. Leur rapport n’était pas celui d’un chercheur avec son sujet, mais d’un hagiographe avec une vedette. Soucieux de bâtir sa propre légende, Lupin ne révélait donc que des faits sensationnels, les péripéties les plus exaltantes. Il pouvait suggérer un titre pour les narrations de son ami (toujours dans « Les Jeux du soleil », il propose de nommer « Le Signe de l’ombre » une de ses aventures et Leblanc nous apprend que Lupin lui a évoqué d’autres épisodes sous les noms de « L’Anneau nuptial » et « La Mort qui rôde ») mais livrait bien peu de choses de sa vie intérieure, et encore moins de ses détails les plus intimes. Leblanc ne nous dit pas, par exemple, quelle est la couleur de ses yeux : ç’en serait trop révéler sur un homme qui passe son temps à changer d’apparence.
Il y a dans les vies exceptionnelles qui intéressent la « bibliothèque rouge » une polarisation presque exclusive sur l’action, au détriment de l’aspect quotidien et domestique. Nos sources proviennent en effet de la littérature populaire, c’est-à-dire d’une mise en scène spectaculaire du réel. Lorsque le docteur Watson parle de Sherlock Holmes ou qu’Agatha Christie chronique les enquêtes d’Hercule Poirot, leur visée n’est pas purement biographique mais plutôt utilitaire : que leur importe de nous décrire exactement la domesticité du 221, Baker Street ou l’organisation spatiale de Whitehaven Mansions, ce qui compte c’est le « fait divers », le déroulement de l’enquête en cours. Ce que l’on glane comme renseignements sur l’enfance de telles figures publiques n’est donc que parcellaire au mieux, tirés de réminiscences passagères ou de références à un cas ayant occupé leurs débuts. Le sujet des parents oppose plus encore d’ombres au chercheur : Sherlock Holmes ou Hercule Poirot semblent s’imposer comme des individus exemplaires, des cas uniques, ils ne souhaitent donc pas exposer leurs racines. Ils se conduisent comme s’ils ne devaient rien à leur éducation, à leur famille. Leurs historiographes leur érigent une statue, pas une généalogie. (…)