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Londres décembre 2011, digressions – 2

Rambling : à la fois marcher et digresser. En revenant sur des lieux déjà arpentés en d’autres occasions, les fictions personnelles se superposent, se complètent, et faute d’un interlocuteur (solitude de la psychogéo) ce qui pourrait être un « Oh tu te souviens de la fois où » se fait simple remâchage interne, élément de la narration mentale qui court son fil en permanence et qui, lors de la « dérive » (au sens que lui donnait les situationnistes, bien sûr), devient l’histoire que l’on se raconte. Avec même des personnages : par exemple ces jeunes gens croisés à l’entrée d’un square (ancien cimetière, en fait, transformé en jardin — je ne trouve pas son nom sur le plan, il y a juste la place pour Gds, au bord de Paddington Street). Des étudiants : une jeune fille grande et brune, la peau sombre d’une Indienne je pense, dont le manteau à la fois ample et court d’une coupe très sixties vibre d’un bleu persistant dans la nuit qui tombe déjà. Du jardin arrivent deux blondes et une châtain, l’une des petites blondes interpelle joyeusement la brune d’un joyeux Noël j’ai un cadeau pour toi, et de tendre un grand paquet enrobé d’un papier opalin, exclamation de plaisir de la grande, un garçon se met à parler d’une voix très grave, à expliquer qu’ensuite ils ne se verront plus durant les vacances, car tu pars n’est-ce pas ? Et moi de me demander où se trouve le garçon, je me retourne à demi, le groupe de quatre filles se tient auprès de la haute grille, pas de garçon mais cette voix très grave, je regarde autour de moi, puis ma perplexité se mue en amusement — une des deux filles blondes, à l’épaisse tignasse semi-bouclée, toute menue, tressautant sur la pointe des pieds, s’avère en fait être mon garçon… Prodigieuse voix de basse sous cette ample chevelure dorée, la langue anglaise permet de ces descentes dans des tons très graves qui sont quasiment inconnus dans notre français si haut perché.

Si je le pouvais, ce serait mon rêve, j’aimerai qu’un jour la possibilité me soit donnée de rester un peu longtemps à Londres, pour prendre le temps de vivre, me poser, flâner. Alors que par nécessité mon pas est pressé, mes balades longues, forcées, pas de temps à perdre, profiter de ces quelques jours à Londres, j’aurai bien le temps de me reposer ensuite… Tout de même, l’âge aidant, il me faut désormais rentrer à un moment ou un autre à l’hôtel pour reposer mes pieds douloureux et ma tête engourdie. Dans le temps, années 80 et 90, je cavalais sans trêve, la poitrine gonflé d’excitation, les jambes nerveuses. C’est un peu moins vrai maintenant, la cinquantaine approchant. Et d’autant qu’il s’agit cette fois d’un parcours hivernal. J’avais bien demandé une bourse d’écriture, il y a deux ans je crois, et l’avais même obtenue, mais avais dû y renoncer : en aucun cas la maigre somme attribuée ne m’aurait-elle autorisée au séjour de moyenne durée dont je rêve. Alors je fonce, hein ? À marche tendue, non tant rapide que coulée, pour essayer de couvrir le plus de distance en le moins de fatigue possible. Avant que la douleur lancinante de la plante des pieds ne revienne, ne m’oblige à vraiment ralentir. Il faut bien avouer que je ne suis pas chaussé pour la marche — mais acheter de nouvelles chaussures serait une dépense de trop, ainsi va l’existence de l’écrivain fauché : pour aller à Londres, choisir entre avoir mal aux pieds et pouvoir manger au resto le soir. Choix effectué sans hésitation : cuisine thaï, indienne, éthiopienne. Les douceurs de l’estomac compensent bien les douleurs des pieds. Et deux fois du fish and chips, eh, tout de même.