Il y a longtemps de cela, de vagues copains à moi revinrent de Londres mécontents, ils n’avaient pas aimé — passons sur le fait que la fille s’était faite renversée par une moto en traversant sans regarder du bon côté et que le garçon avait été arrêté pour avoir fumé de la beu dans la rue. Ils n’étaient pas bien malins, ces deux-là. Bref, l’un de leurs reproches concernait les boutiques « toutes pareilles » dans les rues commerçantes, que des magasins de chaîne. Outre que ce phénomène a hélas gagné la France maintenant, il s’agit d’un jugement assez sot et erroné, car chaque rue commerçante des petits quartiers de Londres aligne une quantité prodigieuse de boutiques indépendantes, comme il n’en existe pas (ou plus) du tout en France. Ce matin, je me suis amusé à commencer à lister ce que je voyais d’un côté de la High Road de East Finchley : une épicerie, un traiteur polonais, Everything Electrical (donc une boutique d’équipement électrique), une agence immobilière, un café, un pressing, une épicerie, une « charity shop » pour les animaux (quoique ce puisse être), un barbier (coiffeur, quoi), un cinéma (la plus vieille salle indépendante existant encore à Londres, le Phoenix), une boutique de téléphonie, une boutique d’informatique, un café, etc etc. À ma connaissance, aucune rue de village ou de quartier, même parisienne (la plus provinciale des villes françaises) ne propose une telle variété. Et un peu plus loin, j’ai vu une boutique d’électro-ménager — une boutique indépendante d’électro-ménager, voilà bien un concept inconnu en France — et puis, la plus étrange, une boutique mi-fleuriste mi… marchand de pneus !
Ce matin, j’ai été au cimetière. Celui de St Pancras-Islington, qui se situe sur le territoire d’East Finchley. Oh, aucun sentiment morbide dans une telle visite : ça n’a rien de neuf, j’aime arpenter les cimetières anglais, qui présentent toujours des morceaux de nature étonnants. Celui-ci plus que tout autre : si immense qu’il est quadrillé de routes et non de chemins, les voitures y circulent, les tombes s’alignant sur le bas-côté. Un cimetière drive-in, en quelque sorte. On marche dans une nature quasi sauvage, tous les terrains sont en friche, les bois non nettoyés, ce doivent être de belles réserves naturelles, et les tombes n’occupent que les bermes. C’est comme marcher sur une route de campagne, les tombes en plus. Avec de belles perspectives, quelques monuments surprenants, et partout le brillant patchwork du rouge au vert des teintes de l’automne.
Je ne les ai pas cherchées, mais je sais que quelque part sont deux tombes de célébrités : l’artiste préraphaélite Ford Madox Brown, et le jazzman Ken « Snakehips » Johnson. La légende de ce dernier reste tristement liée à celle du Blitz. À l’époque des bombardements allemands de Londres, des restaurants et des night-clubs s’ouvrirent dans les sous-sols.
Ainsi, dans l’édition du Sunday Times du 25 septembre 1940, la direction du Grovesnor House conviait tous ceux encore présent dans la capitale à « venir danser dans son nouveau restaurant à caveau. » Même bien enfouis, cependant, le danger demeurait : le patron du Café de Paris, situé sous Leicester Square, affirmait que les quatre étages de solide maçonnerie au-dessus de son établissement le protégeaient efficacement. Ce célèbre cabaret avait donc obtenu en 1939 l’autorisation de rester ouvert, alors que fermaient théâtres et cinémas. Hélas, le 8 mars 1941 deux bombes tombèrent jusque sur la piste de danse, tuant une trentaine de personnes dont le jazzman Ken « Snakehips » Johnston, qui fut décapité – et le patron trop confiant. Près de quatre-vingt autres personnes furent blessées. (extrait de Hercule Poirot, une vie)
Après cette balade quasi campagnarde, j’ai arpenté lentement deux quartiers résidentiels voisins du « mien », qui portent les doux noms de Muswell Hill et Fortis Green, jusqu’à rejoindre mon point de départ. Le quotidien anglais, l’ordinaire londonien, me sont encore assez « exotiques » pour me séduire, m’amuser, m’intriguer.
J’écrivais hier que je n’avais pas de plan préconçu. Tout de même : ayant acheté lors de mon avant-dernier séjour un guide du « Capital Ring », sans avoir encore eu l’occasion d’en effectuer aucune promenade, j’avais bien dans l’idée cette fois de tester certains tronçons de ces greenways. Ce projet de Transport for London (une sorte d’équivalent de la RATP, disons) consiste à avoir étudié et balisé une série de quinze balades sur la ceinture extérieure de Londres. Des promenades dans la verdure, de parc en parc, de ruisseau en rivière, à travers toutes les « coulées vertes » disponibles et, à défaut, par des rues calmes. Une sorte de pas de côté urbain. Feuilletant le guide, j’ai vu qu’une promenade frôlait la station de métro d’East Finchley. Seulement, le guide prévoyait que l’on aille vers Highgate, alors que j’avais plutôt envie de prendre le chemin dans l’autre sens — qu’à cela ne tienne, c’est ce que j’ai fait, déchiffrant les instructions ligne à ligne et à rebours du trajet. Le fléchage, lui, prévoit bien que l’on aille dans un sens comme dans l’autre, et il est plutôt bien fait, je n’ai hésité que deux fois.
Cet « anneau de la capitale » se faufile par des sentiers, à travers l’ancien quartier « idéal » d’une baronne philanthrope (c’est aujourd’hui une banlieue cossue, bien entendu), Garden Suburb ; passe par quelques parcs, suit la petite tranchée où coule le Mutton Brook, puis suit un autre ruisseau, le Dollis Brook (aux rives presque en friche, afin de permettre les possibles inondations) ; avant de rencontrer la rivière Brent (une des « rivières oubliées » de Londres) et la suite de petits étangs nommée The Decoy. Je pouvais là regagner une station de métro, Gendon Central, mais j’eus envie de pousser jusqu’au réservoir de Brent. Cet immense lac sert à alimenter le canal du Régent, il y avait longtemps que j’avais envie d’y jeter un coup d’oeil. Et coup d’oeil ce fut seulement, car j’étais alors fatigué, ayant un rien préjugé de mes forces. Cela valait pourtant l’effort, de contempler cette double étendue miroitante tachetée de canards, comme une mer en plein Londres. Les pieds douloureux, je regagnais le métro — c’était loin, quelle erreur. Mais les bus croisés n’allaient jamais vers le sud, vers le centre, alors quoi, je fis cet effort. Le long voyage de la Northern Line jusqu’à Totenham Court Road (pour un peu de shopping « utilitaire » chez M&S) me reposa passablement.