#2327

Entretenir une passion pour un pays étranger, c’est en majeure partie, me semble-t-il, aimer une fiction personnelle que l’on se construit. Il ne s’agit pas même de quelque chose de particulièrement original : ce processus existe depuis bien longtemps, et parmi ces amours de l’étranger, les plus communs sont certainement ceux que l’on porte à l’Angleterre, aux États-Unis ou au Japon. Ma passion appartient à la première catégorie, bien sûr. J’aime le Royaume Uni en général et Londres en particulier, comme tant d’autres anglophiles avant moi. Et n’être ni le premier ni le dernier n’entame en rien cet amour, car chacun le construit de manière un peu différente, en tout cas très intime. De tout cela, que j’envisageais alors assez vaguement, je fus persuadé lorsque je lus, il y a quelques années, Paris and Elsewhere de Richard Cob. Voilà un Anglais qui s’était passionné pour Paris, dans l’entre-deux-guerres, et qui avait écrit et écrit et écrit sur ce sujet ; et pourtant, à mon regard de français, ces textes, pour séduisants et puissants qu’ils soient, sonnaient toujours un peu faux : il s’agissait du regard d’un étranger. Un historien, pourtant, mais qui voyait bien ce qu’il voulait voir : son Paris. De même qu’en rédigeant des chapitre de Londres, une physionomie, je sais que je donne surtout à voir mon Londres. Des gens sans imagination nomment ça du snobisme, moi j’appelle ça du rêve.

On peut se passionner pour un lieu imaginaire, d’aucuns sont amoureux du Grand Meaulne ou de la Terre du Milieu, mais aucune de ces créations ne saurait rivaliser avec un pays réel, par exemple cette Angleterre dont je lis tant et tant d »histoires, de romans, de guides, sur laquelle je vois des films et des documentaires… Et même sur la passion d’un amateur de Chine ancienne ou d’Égypte antique, cette anglophilie galopante possède encore une sorte de supériorité, d’avantage certain : je peux m’y rendre. Car cette Angleterre, ce Londres que j’aime, ils existent : mon « pays imaginaire » existe, comment voulez-vous battre ça ? Et n’étant pas comme Des Esseintes qui, en partance pour l’Angleterre, s’arrêta sur la côte, déjà satisfait du peu de distance parcourue, j’aime m’y rendre. Un jour peut-être, comme dans Otherland de Tad Williams que je suis en train de lire, la puissance de calcul du web sera telle que l’on aura de véritables « réalités virtuelles ». Peut-être alors World of Warcraft et ses descendants seront-ils aussi séduisants que Londres peut l’être actuellement à mes yeux. Remarquez, Google Earth c’est déjà bien, mais cela ne vaut pas une marche quotidienne de 5h dans les rues, les parcs et les sentiers de Londres.

Durant dix jours, un Anglais installé à Paris et vivant donc son propre rêve, a eu la générosité de me prêter son confortable appartement londonien. Et quel plaisir ce fut : enfin faire, aussi brièvement que cela soit, l’expérience de vivre à Londres au quotidien. Regarder par la fenêtre du salon passer les métros, le soir. Descendre faire quelques courses chez Budgens — une plaque de cheddar, un paquet de crossed buns, une boîte d’ox tail soup. Acheter des pantoufles chez Primark et des chaussettes chez Marks & Spencer. Riez, riez, vous pouvez vous moquer mais cela fit mon bonheur. Et puis voir deux amis, afin de renforcer ma fiction de vivre à Londres et de rompre un peu ma solitude ; un étudiant français et une écrivain américaine. Oui, ce fut une bonne tranche de vie.

Regarder la télé, aussi : regarder en direct, la télé anglaise. Une émission de QI, la quizz-comedy présentée par Stephen Fry ; les derniers épisodes de Downton Abbey et de DCI Banks… Car, dans mon quotidien français, lyonnais, je suis de toute manière assez accro aux séries anglaises. Genre, le bonheur de regarder les nouveaux épisodes de The Hour, au casting si impeccable et à l’esthétique si formidablement irréprochable. Ou Parade’s End d’après le roman de Ford Madox Ford. Un autre pays.