#2976

Rédigées durant ces fêtes, 5 petites vignettes d’atmosphère sur des personnages secondaires de l’univers de Bodichiev (voir tome 1, tome 2, tome 3), je vais les poster une par jour.

GOUDOUNOV

« Je déteste les robots », gronda l’inspecteur Goudounov en rentrant dans l’usine, dont le plan ouvert se ponctuait de hautes silhouettes métalliques aux bras mécaniques, immobiles.

Terrible spectacle que celui qui l’attendait, à l’intérieur de cet atelier : un corps venait d’y être découvert par la première équipe, sur un tapis roulant d’assemblage. Nous étions au jour du Nouvel An mais, toujours sobre, l’homme de Scotland Yard était resté sur la brèche toute la nuit et ne broncha pas. Son acolyte en revanche rendit son dîner sur la scène du crime, au grand agacement de Goudounov. Depuis la démission de son ancien partenaire, Joukov — un sujet qu’il valait mieux ne pas aborder en sa présence —, l’inspecteur voyait défiler une série de jeunes gens enthousiastes qui ne tardaient pas à monter dans la hiérarchie. Le dernier en date, prénommé Anton, ne ferait certainement pas exception, sorti de l’Académie tout lisse et plein d’ambition. Goudounov pour sa part s’y refusait : il n’avait pas intégré les rangs de l’Imperial Police Force pour aller pousser des papiers dans un bureau, faire du management ou apprendre à réaliser de beaux diaporamas d’information. Alors il ne prenait pas de grade et sa paye ne bougeait guère, mais peu lui importait : après avoir longtemps déclaré qu’elle comprenait, son épouse avait un jour regagné son Écosse natale. Goudounov demeurait donc marié au métier de flic, le seul qui convenait à sa nature irascible et inquisitive. Et à son sens moral, qui ce matin-là subissait quelque affront. Tout d’abord, l’usine Stomet ne fabriquait pas exactement des jouets, comme il l’avait cru. Ensuite, le mort avait été…

« Comment ? Que dites-vous ?

— Fourré de matière synthétique, très légère, de celle dont l’on bourre les jouets en peluche, expliqua le docteur Sigerson déjà sur place. Et notez le détail cocasse : ses yeux ont été remplacés par des yeux en porcelaine, le modèle bleu, comme les autres poupées du catalogue. »

Plissant du museau et grondant tout bas, l’inspecteur ne partagea pas l’amusement du médecin légiste. Un intrus qui trouve la mort dans une usine, passe encore. Mais qu’il s‘agisse d’une usine de « poupées gonflables » (« En fait, inspecteur, il s‘agit de mannequins ludiques à usage intime », balbutia le directeur à ses côtés), et que la victime ait été bourrée de mousse par des robots sur la chaîne d’assemblage…

« Et vous reconnaissez la victime ? » voulut savoir l’inspecteur.

Le directeur balbutia derechef, un babil confus d’où il ressortait cependant une réponse négative, rapport notamment aux fameux yeux, les orbites sanglants du mort s’ornant chacun d’un œil rond et bleu de poupée. À ses côtés, un ingénieur tremblait, le visage d’un très beau vert pâle.

« Ceci devrait vous intéresser, déclara Sigerson en tirant des vêtements de la victime, d’abord un portefeuille, d’une poche intérieure, puis d’une poche extérieure une feuille de papier froissée et pliée. Mettant des gants en caoutchouc, l’inspecteur saisit la feuille qu’on lui tendait tandis que le légiste ouvrait le portefeuille. « Sancé de Monteloup, déclara-t-il. Bruno Sancé de Monteloup, ce nom-là vous dit quelque chose ? » Le directeur ayant à ce patronyme émit un bruit curieux, comme une aspiration d’air, il aurait eut difficulté à feindre l’ignorance et n’essaya d’ailleurs pas : « Ce fou ! » grommela-t-il, les sourcils froncés.

« C’est à dire, monsieur ? demanda sèchement l’inspecteur.

— Si c’est là ce Sancé de Monteloup de malheur, alors oui, malheureusement je vois bien de qui il s’agit, affirma le directeur tandis que quelques pas derrière lui l’ingénieur se tordait les mains et grimaçait comme en colère. Un fou, vous dis-je : ce maudit Français nous poursuivait de ses reproches, lui et un petit groupe de pauvres déragés. »

Devant l’air interrogateur des policiers, le directeur de l’usine Stomet précisa un peu :

« Des catholiques immigrés, qui n’ont fuit le régime solidariste que pour venir nous importer leur conception frigide et dépassée de la morale, la bande de ce Sancé de Montelou n’a de cesse de nous harceler de courriers désagréables, ils ont même organisé un piquet de protestation devant l’usine, il y a quelques semaines — pitoyables ! »

Le directeur en postillonnait de réprobation.

« Vous n’avez pas porté plainte ? voulut savoir Goudounov.

— Mais si, bien entendu ! On m’a répondu que ces citoyens ne faisaient qu’exercer leur droit d’expression, eh bien bravo, vous voyez ce que ça donne maintenant, ces agitateurs ? » protesta le directeur en désignant le corps de sa main tendue.

Dépliant la feuille que lui avait confiée le docteur Sigerson, et tandis que celui-ci s’approchait pour lire par-dessus son épaule, Goudounov découvrit un tract du groupe d’agitateurs en question, plein de points d’exclamation et de mots en majuscules rouges.

« Très remontée, cette ligue de morale », murmura Sigerson.

Avec un grognement, Goudounov lui rendit le papier, tout en demandant au directeur quel était le processus pour la fabrication des, de ces… « Mannequins ludiques à usage intime », compléta l’ingénieur.

« Oh c’est très simple, chaque carcasse assemblée est apportée ici… » commença le directeur en se plaçant sous l’une des grandes machines. Immédiatement, les bras de cette dernière s’abaissèrent et, dans un claquement de métal, agrippèrent l’homme dans deux pinces géantes. Avec un vrombissement léger, le robot souleva son prisonnier pour l’amener à la verticale du tapis roulant.

« Monsieur le directeur ! » s’écria l’ingénieur, comme son patron, déposé sans ménagement, se trouvait maintenu sur le tapis par une sangle qui venait de s’abaisser.

S’étant précipité vers le malheureux, Goudounov se trouva à son tour visé par la machine : une pince tenta de le saisir, qu’il bloqua avec son chapeau melon puis, se contorsionnant pour échapper à l’autre pince, il arracha du chef de son assistant son propre chapeau, qui avec un « clang ! » servit à bloquer cette autre pince. Blindés, les chapeaux melons de l’IPF résistèrent vaillamment aux efforts de la puissante mécanique. Passant sous les pinces, Goudonov bouscula l’ingénieur en lui gueulant d’aller éteindre, bon sang, éteignez l’alimentation !

« Je déteste les robots », gronda encore l’inspecteur Goudounov, lorsque le courant coupé et les machines immobilisées, Sigerson et le jeune Anton parvinrent à récupérer le directeur, sain et sauf, pas encore goinfré de mousse synthétique. Effondré contre l’un des robots, l’ingénieur balbutiait une histoire de virus informatique, il ne voyait que ça, la programmation… La moue sévère, Goudounov approuva : certainement l’agitateur français avait-il introduit dans la chaîne un nouveau programme, et en avait-il été la victime. « Vraiment, je n’aime pas les robots », conclut-il.