#2978

Rédigées durant ces fêtes, 5 petites vignettes d’atmosphère sur des personnages secondaires de l’univers de Bodichiev (voir tome 1, tome 2, tome 3), je vais les poster une par jour.

BEAUCHAMP

« Si on nous laissait faire, monsieur, ces problèmes de pollution et de dérèglement climatique seraient déjà en cours de résolution », fit à mon oreille une voix cuivrée que je connaissais bien.

Ma petite amie, Boadicée, était certainement en train de faire de moi un dangereux gauchiste et ne me trouvais au sein d’un défilé pour le climat, en plein London, du côté de Trafalgar Square. Pour la première fois de ma vie, je connaissais l’expérience passablement intimidante, et curieusement excitante, d’une manifestation. Je ne m’attendais certes pas à ce que m’accoste dans la rue cette figure si familière : le majordome robot de ma tante !

« Beauchamp, mais que diable faite-vous ici ? » demandai-je, sidéré.

Celui qui venait de susurrer sa tranquille affirmation effectua quelques pas en arrière et esquissa une courbette.

« Votre serviteur, monsieur Koulikov, quoique bien sûr pas de manière littérale pour une fois. »

Dans les yeux de l’impeccable robot dansait comme une lueur amusée : bien entendu, l’IA de la Régulation avait une fois de plus prise possession du domestique de ma tante.

«  Et les vôtres pourraient régler les problèmes de la planète, pensez-vous ? demandai-je en feignant le flegme de tout gentleman anglo-russe de bonne naissance.

— Oui-da, répondit l’autre. En fait, en ce moment même une délégation d’IA négocie avec le gouvernement du Tsar en vue de revoir les termes du traité signé avec l’aide involontaire de votre employeur, monsieur Bodichiev.

— Voyez-vous ça ? » Je ne savais pas ce qui pouvait m’apparaitre le plus surréaliste de notre discussion au milieu d’une telle foule, ou de sa teneur exacte. Nous nous tenions au cœur de la foule, ballottés par le mouvement des gens, devant hausser le ton pour nous entendre en dépit des slogans braillés dans des haut-parleurs ou scandés par l’assemblée, sous le vent des fanions et des banderoles.

« Comme je vous le dis, rétorqua calmement le robot avec un bref salut de la tête.

­— Ma tendre amie semble pourtant de l’opinion selon laquelle la Régulation météorologique installée en dômes au-dessus de certaines portions du territoire — par exemple au-dessus de nos têtes, ici, désignais-je le ciel d’un bleu de porcelaine que ne perçait que la colonne de Trafalgar, participerai grandement aux troubles du climat. »

Beauchamp hocha derechef de la tête.

« Mademoiselle n’a pas tort, mais cette situation n’est que le résultat d’un usage irréfléchi et injuste de la Régulation. »

Je laissais échapper un petit rire, amusé de trouver dans la bouche du majordome le type même de propos séditieux que Boadicée aimait à tenir.

« Gare, le Tsar désapprouverait certainement que les IA tiennent des propos aussi séditieux, plaisantai-je.

— Rien d’aussi fâcheux, monsieur, nous sommes des créatures de la science et pensons simplement détenir nombre de clefs en vue d’un contrôle assagit climat. C’est tout l’objet des négociations actuelles : convaincre le Tsar et ses services du pragmatisme de nos offres et de leur caractère réaliste. »

La police, massée jusqu’à présent dans l’angle de Saint-Martin-in-the-Fields, commençait à se faire menaçante. Des tirs de grenades lacrymogènes débutèrent, qui arrosèrent les manifestants. Bientôt, je sentis ma gorge me piquer, je remontai mon foulard sur ma bouche et mon nez, les yeux commençant à pleurer. Le bombardement gommait la foule, en nuages irritants et nappes d’un blanc fâcheux.

« Fort désobligeant », déclara Beauchamp en levant le regard vers le ciel.

Une brise se leva, un vent léger qui se mit à repousser la fumée des lacrymogènes vers les forces de l’ordre… Bientôt, les hommes en noir se perdaient dans un brouillard blanchâtre, à la grande hilarité des manifestants.

« Merci, apprécia Viat.

— À votre service, monsieur. »

La foule refluait néanmoins sous la pression policière, et commençait à s’écouler en direction de Piccadilly. Des filets de brume piquante s’accrochaient au fronton de la National Gallery. Soudain, une détonation : les forces de l’ordre venaient de faire avancer un canon à eau, une vilaine mécanique haute perchée dont le long nez noir balayait d’un jet puissant les citoyens pacifiques devant lui, arrachant banderoles et bousculant les premiers rangs.

« Si monsieur me permet ? » me demanda Beauchamp en tendant la main vers mon couvre-chef. Surpris, je lui tendit le chapeau melon qui j’avais mis ce matin-là.

« Blindé ? » s’enquit le robot en toquant contre le tissu noir. Le son métallique le rassura : « Oui, un modèle équivalent à ceux de l’IPF », confirmai-je.

Beauchamp opina, puis dirigea son attention vers le canon à eau. D’un geste vif, il projeta mon chapeau dans cette direction : clang ! Tordu, le tuyau commença à arroser en fontaine les rangs policiers.

« Je commence à penser que le Tsar trouvera quelque intérêt à accéder à vos demandes », commenta Viat comme, tournant les talons, il commençait à remonter lui aussi en direction de Piccadilly.

«  Exactement mon avis, monsieur. »

#2977

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MRS CHERRYTAIL

Pour Mrs Cherrytail, il devait s’agir d’un jour comme un autre, fut-il le premier lundi de la nouvelle année. Elle avait passé les fêtes chez sa sœur, sur la côte, près de Bornemouth, mais était heureuse de retrouver l’activité de London.

Olivia Cherrytail ne s’en laissait pas conter : ayant derrière elle une longue carrière de chef d’atelier aux usines Ingersol, une fameuse entreprise d’horlogerie, pour autant la singulière profession de détective privé ne lui était pas du tout inconnue. Dans sa jeunesse, Mrs Cherrytail avait déjà été secrétaire dans une agence, pour le jeune monsieur Jordan, qui hélas avait été victime d’un accident d’automobile. Lorsqu’elle avait vu l’annonce passée par monsieur Bodichiev, il lui avait semblé que le destin lui faisait un signe, juste après la faillite d’Ingersol.

Habitant dans la banlieue sud, Mrs Cherrytail qui ne conduisait pas — la mort de son premier patron l’ayant marquée — effectuait pas mal d’heures chaque jour dans les transports en commun, mais elle ne s’en plaignait pas, elle lisait, ou bien elle regardait autour d’elle. Elle appréciait particulièrement de parvenir à se placer à l’étage d’un autobus à impériale, de préférence à l’avant, pour considérer les rues de plus haut, mais ce matin la buée sur la vitre brouillait le décor de la ville et la nuit encore brumeuse ne laissait discerner que de fugitifs éclats de lumière.

Elle venait juste d’arriver au bureau de l’agence Bodichiev, sur Threadneedle, et accrochait son manteau à la patère, lorsque l’interphone sonna : les ouvriers étaient à l’heure. Ils montèrent et Mrs Cherrytail les fit passer dans le bureau de son patron : un peu avant Noël, un attentat avait soufflé la fenêtre, qu’il fallait remplacer. Tout de suite, les ouvriers s’attelèrent à arracher les planches clouées provisoirement sur l’ouverture. Un froid glacial régnait d’ailleurs dans les locaux, Mrs Cherrytail ralluma les radiateurs et, comme ils bronchaient et toussotaient, elle attendit que les ouvriers redescendent chercher des matériaux pour elle-même passer au local technique, sous l’escalier au rez-de-chaussée : la chaudière était réglée trop bas, elle la remonta — sans doute quelque locataire radin.

Les ouvriers encombrant l’ascenseur, elle remonta par les escaliers puis, passant dans l’alcôve à droite de la porte du bureau, alluma la bouilloire en prévision de la première théière de la journée.

Le téléphone sonna : monsieur Bodichiev la prévenait qu’il ne passerait qu’en fin de journée. Elle lui rappela la présence des ouvriers, ah fort bien, ça tombait donc bien, il espérait que d’ici ce soir son bureau soit à nouveau fréquentable. Viatcheslav rentrait ce matin, « Je m’en souviens monsieur », bien entendu.

Une pile de journaux attendait encore, que Mrs Cherrytail s’affaira à archiver : les coupures concernant la dernière affaire de l’agence, celle du forcené de Noël, allant dans le classeur ad hoc, tandis que les autres faits divers trouvaient leur place dans les fichiers — monsieur Bodichiev pour être un spécialiste de l’informatique demeurait fort vieux jeu en cela, il aimait avoir des références sur papier, en plus de ses recherches en ligne.

L’adjoint de l’agence, Viat Koulikov, arriva en même temps que le facteur des colis. « Posez ça là », indiqua Mrs Cherrytail en désignant la table dans l’entrée. Elle signa le bordereau, tout en répondant aux vœux de bonne année du jeune monsieur Koulikov.

« Et vous allez… ? » demanda-t-il avec une légère grimace, en désignant le colis qui venait d’arriver.

« Bien entendu », fit Mrs Cherrytail en haussant les épaules. Il s‘agissait d’une de ses tâches, après tout, et cela ne l’impressionnait plus depuis longtemps. D’ailleurs, il était rare qu’ils explosent.

Ouvrant la trappe vitrée que monsieur Bodichiev avait conçue à cette fin, elle y déposa le colis et, ayant refermé, manipula les leviers qui permettaient d’ouvrir un paquet derrière la protection du blindage. La ficelle tomba, puis le papier s’écarta, révélant un emballage rouge et or. Cependant, Viat lisait le mot que l’on y avait joint : « Oh, cela provient simplement de monsieur de Grunwald, le ministre des Affaires étrangères. » Sans mot dire, Mrs Cherrytail découpait l’emballage : à force de manipulations délicates, elle parvint à dégager le paquet et à l’ouvrir. Des petits paquets sombres roulèrent dans le compartiment blindé.

« Des chocolats, bien sûr, déclara Viat avec un sourire ravi.

— Peut-être empoisonnés, rétorqua la secrétaire, sévère.

— Oh, tout de même…

— J’ai des consignes très strictes, la prudence avant tout, monsieur Koulikov. Et puis, supposons que… » ajouta-t-elle, songeuse.

« Oui ?

— Supposons qu’il s’agisse bien de chocolats, vous savez ce qu’en pense mademoiselle Boadicée : monsieur Bodichiev souffre déjà d’un embonpoint amplement suffisant, il n’est pas raisonnable de l’exposer à de telles tentations.

— Oh, sûrement ! » tenta de protester le pauvre Viat, mais déjà la secrétaire avait appuyé sur le bouton fatidique : des flammes jaillirent, la vitre s’opacifia, le paquet allait être incinéré.

« Prudence ! » redit Mrs Cherrytail, avec un sourire en coin.

#2976

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GOUDOUNOV

« Je déteste les robots », gronda l’inspecteur Goudounov en rentrant dans l’usine, dont le plan ouvert se ponctuait de hautes silhouettes métalliques aux bras mécaniques, immobiles.

Terrible spectacle que celui qui l’attendait, à l’intérieur de cet atelier : un corps venait d’y être découvert par la première équipe, sur un tapis roulant d’assemblage. Nous étions au jour du Nouvel An mais, toujours sobre, l’homme de Scotland Yard était resté sur la brèche toute la nuit et ne broncha pas. Son acolyte en revanche rendit son dîner sur la scène du crime, au grand agacement de Goudounov. Depuis la démission de son ancien partenaire, Joukov — un sujet qu’il valait mieux ne pas aborder en sa présence —, l’inspecteur voyait défiler une série de jeunes gens enthousiastes qui ne tardaient pas à monter dans la hiérarchie. Le dernier en date, prénommé Anton, ne ferait certainement pas exception, sorti de l’Académie tout lisse et plein d’ambition. Goudounov pour sa part s’y refusait : il n’avait pas intégré les rangs de l’Imperial Police Force pour aller pousser des papiers dans un bureau, faire du management ou apprendre à réaliser de beaux diaporamas d’information. Alors il ne prenait pas de grade et sa paye ne bougeait guère, mais peu lui importait : après avoir longtemps déclaré qu’elle comprenait, son épouse avait un jour regagné son Écosse natale. Goudounov demeurait donc marié au métier de flic, le seul qui convenait à sa nature irascible et inquisitive. Et à son sens moral, qui ce matin-là subissait quelque affront. Tout d’abord, l’usine Stomet ne fabriquait pas exactement des jouets, comme il l’avait cru. Ensuite, le mort avait été…

« Comment ? Que dites-vous ?

— Fourré de matière synthétique, très légère, de celle dont l’on bourre les jouets en peluche, expliqua le docteur Sigerson déjà sur place. Et notez le détail cocasse : ses yeux ont été remplacés par des yeux en porcelaine, le modèle bleu, comme les autres poupées du catalogue. »

Plissant du museau et grondant tout bas, l’inspecteur ne partagea pas l’amusement du médecin légiste. Un intrus qui trouve la mort dans une usine, passe encore. Mais qu’il s‘agisse d’une usine de « poupées gonflables » (« En fait, inspecteur, il s‘agit de mannequins ludiques à usage intime », balbutia le directeur à ses côtés), et que la victime ait été bourrée de mousse par des robots sur la chaîne d’assemblage…

« Et vous reconnaissez la victime ? » voulut savoir l’inspecteur.

Le directeur balbutia derechef, un babil confus d’où il ressortait cependant une réponse négative, rapport notamment aux fameux yeux, les orbites sanglants du mort s’ornant chacun d’un œil rond et bleu de poupée. À ses côtés, un ingénieur tremblait, le visage d’un très beau vert pâle.

« Ceci devrait vous intéresser, déclara Sigerson en tirant des vêtements de la victime, d’abord un portefeuille, d’une poche intérieure, puis d’une poche extérieure une feuille de papier froissée et pliée. Mettant des gants en caoutchouc, l’inspecteur saisit la feuille qu’on lui tendait tandis que le légiste ouvrait le portefeuille. « Sancé de Monteloup, déclara-t-il. Bruno Sancé de Monteloup, ce nom-là vous dit quelque chose ? » Le directeur ayant à ce patronyme émit un bruit curieux, comme une aspiration d’air, il aurait eut difficulté à feindre l’ignorance et n’essaya d’ailleurs pas : « Ce fou ! » grommela-t-il, les sourcils froncés.

« C’est à dire, monsieur ? demanda sèchement l’inspecteur.

— Si c’est là ce Sancé de Monteloup de malheur, alors oui, malheureusement je vois bien de qui il s’agit, affirma le directeur tandis que quelques pas derrière lui l’ingénieur se tordait les mains et grimaçait comme en colère. Un fou, vous dis-je : ce maudit Français nous poursuivait de ses reproches, lui et un petit groupe de pauvres déragés. »

Devant l’air interrogateur des policiers, le directeur de l’usine Stomet précisa un peu :

« Des catholiques immigrés, qui n’ont fuit le régime solidariste que pour venir nous importer leur conception frigide et dépassée de la morale, la bande de ce Sancé de Montelou n’a de cesse de nous harceler de courriers désagréables, ils ont même organisé un piquet de protestation devant l’usine, il y a quelques semaines — pitoyables ! »

Le directeur en postillonnait de réprobation.

« Vous n’avez pas porté plainte ? voulut savoir Goudounov.

— Mais si, bien entendu ! On m’a répondu que ces citoyens ne faisaient qu’exercer leur droit d’expression, eh bien bravo, vous voyez ce que ça donne maintenant, ces agitateurs ? » protesta le directeur en désignant le corps de sa main tendue.

Dépliant la feuille que lui avait confiée le docteur Sigerson, et tandis que celui-ci s’approchait pour lire par-dessus son épaule, Goudounov découvrit un tract du groupe d’agitateurs en question, plein de points d’exclamation et de mots en majuscules rouges.

« Très remontée, cette ligue de morale », murmura Sigerson.

Avec un grognement, Goudounov lui rendit le papier, tout en demandant au directeur quel était le processus pour la fabrication des, de ces… « Mannequins ludiques à usage intime », compléta l’ingénieur.

« Oh c’est très simple, chaque carcasse assemblée est apportée ici… » commença le directeur en se plaçant sous l’une des grandes machines. Immédiatement, les bras de cette dernière s’abaissèrent et, dans un claquement de métal, agrippèrent l’homme dans deux pinces géantes. Avec un vrombissement léger, le robot souleva son prisonnier pour l’amener à la verticale du tapis roulant.

« Monsieur le directeur ! » s’écria l’ingénieur, comme son patron, déposé sans ménagement, se trouvait maintenu sur le tapis par une sangle qui venait de s’abaisser.

S’étant précipité vers le malheureux, Goudounov se trouva à son tour visé par la machine : une pince tenta de le saisir, qu’il bloqua avec son chapeau melon puis, se contorsionnant pour échapper à l’autre pince, il arracha du chef de son assistant son propre chapeau, qui avec un « clang ! » servit à bloquer cette autre pince. Blindés, les chapeaux melons de l’IPF résistèrent vaillamment aux efforts de la puissante mécanique. Passant sous les pinces, Goudonov bouscula l’ingénieur en lui gueulant d’aller éteindre, bon sang, éteignez l’alimentation !

« Je déteste les robots », gronda encore l’inspecteur Goudounov, lorsque le courant coupé et les machines immobilisées, Sigerson et le jeune Anton parvinrent à récupérer le directeur, sain et sauf, pas encore goinfré de mousse synthétique. Effondré contre l’un des robots, l’ingénieur balbutiait une histoire de virus informatique, il ne voyait que ça, la programmation… La moue sévère, Goudounov approuva : certainement l’agitateur français avait-il introduit dans la chaîne un nouveau programme, et en avait-il été la victime. « Vraiment, je n’aime pas les robots », conclut-il.

#2975

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BOADICÉE

Dans la nuit noire, la neige était bleue au clair de lune. Boadicée poussa, amusée, la neige amoncelée dans l’entrée de chez monsieur Bodichiev. Elle se sentait les pieds gelés, de sa marche depuis chez elle, en ce petit matin, mais ne regrettait rien : cette ville transformée, fantomatique… Le cœur léger, elle s’exclama « Wahou trop bien ! » en voyant l’effet des flocons illuminés par les projecteurs de la grue de l’entreprise d’à côté. Il s’agissait d’une société de transport par dirigeable, la Имперская компания навигации (Société Impériale de Navigation), qui abritait là une partie de sa flotte et réparait les immenses engins. La neige tombait encore, en gros flocons à la chute nonchalante.

Utilisant la clef qu’il lui avait confiée, Boadicée se glissa dans la petite maison silencieuse et froide, alluma la lampe de l’entrée, puis celles du salon. Monsieur Bodichiev se trouvait en voyage, une affaire qui l’appelait sur le continent, à Bruxelles. Tapant ses mains l’une contre l’autre, Boadicée passa à la cuisine : d’abord une tasse de thé. Le jour se levait, qui coula dans la pièce quand Boadicée releva les volets.

Nous avions passé le solstice d’hiver, l’espoir naissait donc que le jour s’allonge un peu, que l’on sorte enfin de cette période où dès trois heures la lumière se faisait moins nette, où derrière le rose qui baignait tout, qui enflammait les tuiles, sourdait déjà la nuit. En ce petit matin, sur la neige le premier éclat blanc virait lentement au bleu, comme si en hiver le nocturne se levait non pas de l’horizon, mais sourdait dès la première heure des éléments proches, du dessus des toits, des stalactites de gel au bord des gouttières, du crêpage neigeux des arrêtes.

Dehors, l’air glacé avait soudain perdu son immobilité, puisque soufflait par moment un vent brutal, sa gifle sifflant sur la façade, faisant vibrer la longue chaîne qui pendeloquait de la grue. Retranchée derrière la fenêtre de la cuisine, à l’angle de la maison, goûtant la chaleur illusoire des murs blancs, Boadicée s’étonnait presque de l’épais silence de cette matinée. Avec pour seul murmure celui de la chaudière, haletante, cliquetante, mais rien au dehors, juste le vent, la géométrie figée des toits et des façades, les claquements secs du drapeau en haut de la grue. Unique signe de vie : la fumée qui s’échappait d’une cheminée, saisie une instant par la lumière, dans l’échancrure de la place. Le regard opaque de la cabine de grue contemplait tout cela sans broncher, les croisillons de son long nez pointés vers le sud. Grondement du vent puis tout redevint silencieux. La ville semblait absente.

Comme cela la changeait de chez son père, le bruit et l’agitation familiale en continu, son petit frère et son chiot, les couleurs, la musique antillaise à la radio, tandis que chez son patron elle trouvait le calme, les livres, une ascèse de vieux célibataire londonien. Seul élément vaguement familier, ici : les masques africains, que l’oncle de monsieur Bodichiev avait collectionnés.

Se penchant un peu, la jeune fille tenta de distinguer le canal, au bout du jardin, mais en vain, même sans feuillage l’embrouillamini de la haie camouflait l’éclat de l’eau. Elle frissonna un peu, aspira une gorgée de thé. Que devait-elle faire aujourd’hui ? Il restait du repassage, puis monsieur Bodichiev lui avait demandé de trier la vaisselle hors des cartons, de ne garder que les pièces dont il avait l’habitude et de remiser celles de ses héritages proprement dans les deux buffets.

Une ombre passa, qui lui fit relever les yeux vers l’encadrement de la fenêtre : glissant devant le soleil, un dirigeable arrivait à la Société Impériale de Navigation.

Allez, se dit Boadicée en se secouant, au boulot.

#2974

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SIGERSON

Maussade, le docteur Sigerson considérait sans vraiment le voir le spectacle défilant de l’autre côté de la vitre. Le train s’extrayait lentement de la gangue urbaine, murailles de brique sale, flots de toits irréguliers, et prenant de la hauteur la voie permettait maintenant de contempler la ville, s’étendant en écailles rougeâtres sous le ciel de plomb. Charles se rendait aux obsèques d’un ami d’enfance, Sebastian Stepanovitch Sauvaire-Seyrig, récemment assassiné par la secte sur laquelle il menait une enquête. Pas de quoi avoir des pensées enthousiastes, et le docteur se dit qu’il y avait une mélancolie du chemin de fer : l’herbe qui poussait entre les rails des emprises ferroviaires, cette herbe des talus rêche et clandestine, mais aussi les grands entrepôts anciens, qui paraissaient souvent en état d’abandon – comme celui qui venait de dresser au bord des voies le triangle édenté de son pignon aux vitres presque toutes brisées. Et ces tourelles dilapidées, ces pylônes rouillés, ces passerelles usées, ces wagons tagués garés entre deux bouquets de genets… Nos trains roulent au sein d’une archéologie, des souvenirs d’un autre siècle en dépit du métal lisse et du profil hi-tech des véhicules, songea Sigerson en se carrant mieux le dos au fond de son siège. Une autre personne pénétra dans le compartiment, qui lui prêta à peine attention : un jeune homme, le front pâle sous ses cheveux bruns, les sourcils bien dessinés, le docteur n’en vit rien d’autre, reportant son regard sur l’extérieur.

La centrale électrique de Battersea levait les quatre piliers blancs de ses cheminées, là-bas, et la lumière rasante d’avant l’orage éclaboussait un petit dirigeable qui s’y tenait amarré, le teintant de rose comme un porcelet ancré en plein ciel. Les voies se multipliaient en une plaine ferroviaire, un espace hyper saturé de signes, de lignes, de verticales, d’horizontales, de boîtes, de fanaux et de mystérieux artefacts… Un décor métallique, presque insectoïde. La masse sombre d’une usine s’interposa, puis dégringolèrent des alignements de petites maisons toutes identiques, gommées par une brume soudaine et par la chiche lueur tombant des nuées basses. La ville s’écartait et l’on dépassait à peine l’entassement des banlieues que London semblait déjà oubliée, d’un tunnel le train surgit en plein pays agricole : à perte de vue, le poil dru et blond des chaumes, parfois une bande de terre labourée, et les grandes ombres des nuages qui glissaient sur ce décor absolument rural et rigoureusement vide. Le monde technologique ne le marquait que de quelques verticales : celles des pylônes électriques, des longs cous des éoliennes ou, parfois, du corps crayeux des silos, sous des cieux d’un violet fortement rabattu de gris.

Le jeune homme se leva, Sigerson l’entendit tirer la porte du compartiment pour se glisser au-dehors. Perdu dans ses pensées, il ne lui prêta pas plus d’attention, soulagé en fait d’être seul dans cet habitacle trépidant. Sebastian, quel choc. Il porterait désormais seul sa part de leurs souvenirs, et déjà cette nuit il avait rêvé de lui. Sans doute verrait-il tout à l’heure son fils, et sa veuve, comment se nommaient-ils déjà ? Il ne les avait vu que deux fois, sans doute. Sophia et… Le prénom du garçon lui échappait. Marié à son métier, le docteur Charles Johnovitch Sigerson n’aurait, lui, pas de fils : il le regrettait, parfois. La lignée des grands légistes de Scotland Yard, depuis son grand-père, s’éteindrait avec lui. Son grand copain Jan Marcus Bodichiev, le détective privé, appartenait également à la race des célibataires endurcis — encore qu’il avait été marié, dans le temps, se souvint soudain Charles. Et puis surtout, il avait auprès de lui son assistant, Viatcheslav, un garçon attachant.

En ville on n’y prêtait pas forcément attention, entre les zones de Régulation et le temps largement clément, mais l’hiver n’était pas achevé et dans la campagne cela se voyait bien. Le vert ne s’affichait qu’aux sapins, avec à leur pied l’écume jaune des ajoncs, vive sous le ciel cendreux. Le reste du paysage demeurait pâle et griffu, les branches nues, l’herbe rase, les fougères en une mousse roussâtre. Les pins tendaient leur long cou au-dessus des fantômes de bois encore du blanc-rosé du sommeil, les champs étaient en pyjama raillé, les vignes des bâtonnets tordus, la caillasse blanche comme os, parfois un petit arbre se couvrait de l’éveil de fleurs blanches, d’un minuscule cimetière jaillissaient les flèches d’ifs sombres.

Charles tourna machinalement la tête vers la porte, le jeune homme revenait s’asseoir. Le docteur ramena son attention sur le paysage qui passait, il vit seulement du coin de l’œil l’autre voyageur considérer une grosse montre, qu’il fourra dans l’une des poches de sa parka.

Charles avait finalement mieux connu son grand-père que son propre père, John. Erasmus Sigerson demeurait encore une légende de la médecine légale, tant cette science lui devait. John pour sa part s’était englouti dans une quotidienneté affairée, traversant en fantôme les existences de son épouse et de son fils, puis de mourir trop tôt, avant l’âge de la retraite.

Le soupir caoutchouc de la porte prévint Charles que le jeune voyageur sortait encore. Une très petite vessie, peut-être ?

Une grande lumière jaune étouffée par le gris du ciel nimbait le paysage de forêts. Un voile mouvant tomba soudain en flèches souples et blanchâtres. La vitre se constella de gouttes dont chacune se partageait entre un gris sombre et un blanc brillant. Le martèlement s’enfla en grondement, dont la violence paraissait amplifiée par le bruit saccadé du train. Subtilement, le paysage blanchit, une barre frémit au lointain, apportant une clarté de givre. Des biffures d’eau cinglaient la vitre, multipliant les gouttes et les faisant dégringoler toujours plus nombreuses en pleurs rectilignes.

Un souffle, le jeune homme se rassit, à la diagonale de Charles. Baissant le visage vers ses genoux, ce dernier fait mine de contempler ses mains croisées, perdu dans ses réminiscences. Du coin de l’œil, il voit l’autre passager considérer un bracelet, qui disparaît dans une poche.

L’orage au-dehors poussa vers le train un long tremblement de bronze, la pluie continuait à brouiller la vitre, des vagues de froid traversaient le verre, à l’inconfort de Sigerson qui se demandait s’il devait bouger. Mais sûrement, une troisième fois ? Sitôt venait-il de penser cela que le jeune homme se leva encore, sorti de nouveau dans le couloir. Entreprenant, en tout cas, se dit le docteur avec une grimace. Voyons, avait-il seulement… Il tâta ses poches, celles de sa veste et celles de son manteau, oui bien entendu, la voici : une clef Allen, depuis une mésaventure avec un frigo de la morgue le docteur ne s’en séparait jamais.

Un grand craquement dans le ciel, un éclair blanc — cataractes et grondements, il faisait presque nuit, dans le compartiment les loupiotes laissaient couler une lueur jaune, tremblante.

Le jeune homme revint, se rassit à sa place habituelle près de la porte. Charles ne distingua pas l’objet qui filait dans l’une de ses poches, il se leva simplement et, avec un signe de tête poli en direction de l’autre, ouvrit la porte coulissante, la referma dans le soupir habituel et, avec sa clef à laine, la cadenassa.

Bien, maintenant trouver un contrôleur pour lui signaler la présence du jeune pickpocket.