Étant jeune, j’avais adoré une bédé au scénario signé Delporte & Franquin, sur dessins de Jannin : « Arnest Ringard et la taupe Augraphie ». La séquence d’ouverture de la série, en particulier, possédait la limpidité d’une évidence : cette vague curiosité que l’on peut ressentir en voyant de l’autre côté de la vitre d’un train défiler de petites maisons avec leurs étroits jardins, adossées en rang contre le talus ferroviaire. Quelles vies dans ces logis, quelles existences dans ces jardins ? Et l’on se surprend à cette apophénie du quotidien qui consiste à esquisser des scénarios, à établir des motifs et des hypothèses… et puis le train file, et l’on ne saura jamais. J’imagine qu’il s’agit en partie aussi la séduction de ce récent best-seller anglais, Girl on the Train. Cet après-midi, assis sur mon carré d’herbe, j’ai levé le nez d’un bouquin pour contempler d’abord une vaste mousse blanche qui montait derrière les toits de tuile, nuées à l’assaut du bleu du ciel ; puis, baissant un peu le regard, considéré l’ordinaire spectacle devant moi, le bout de jardin, les plantes frémissant et dodelinant, la porte-fenêtre ouverte sur l’intérieur ombreux, et m’a frappé le fait que ça y était, ma vie s’inscrivait parmi celles que l’on regarde passer depuis le train. Certes l’emprise ferroviaire ne passe pas derrière chez moi mais en tête de l’impasse, dans l’atténuation visuelle d’une profonde tranchée ; avec pour seul passage dominant cette rangée d’échoppes, celui de quelques félins au sommet d’un mur aussi haut qu’épais. L’idée demeure : un maigre jardinet, l’opacité d’une maisonnette, un homme d’âge mûr, trois chattes d’âges variés et quelques milliers de livres. Mais ni taupe ni trésor, à ma connaissance.