#2458

Ma vie est ainsi faite que j’alterne entre des périodes de travail relativement détendu, des heures nombreuses mais calmes plus quelques promenades de fin de journée — et des périodes de travail intensif, le nez dans le guidon, la pression sur les épaules (parfois un chat aussi). Le deuxième cas de figure occupa ces derniers jours, pour le rituel désormais tri-annuel que je nomme « l’assemblage », à savoir les travaux de mise en page et de bouclage d’une livraison de la revue Fiction. Car pour être désormais coédité par les trois éditeurs du collectif « Indés de l’imaginaire », cet auguste périodique repose toujours sur mes épaules sus-évoquées pour ce qui est de la « direction de publication » — soit en clair, la maquette et les finitions diverses. Les deux chevilles ouvrières de la revue, Jean-Jacques et Julien, me rejoignirent donc en ma nouvelle demeure, et c’est en trio que nous trimâmes sur cette tâche, intense et concentrée. Le soir, Julien que je logeais cédait à la même envie que moi d’aller se détendre les jambes par une marche urbaine. Et d’apprécier comme moi aussi, la fraîcheur du fond de l’air comme la douceur de la blonde architecture. Enfin, blonde quand elle est nettoyée, sinon dans des nuances de beige tirant de plus en plus vers le gris, voir même dans le noir de mes années étudiantes pour certaines demeures encore délaissées en leur habit de suie.

Hier matin, le numéro étant bouclé, nous fîmes relâche et, comme si « arrache-pied » n’avait pas suffisamment défini ces derniers jours, nous allâmes user nos semelles de par la ville, ses rues, ses portes, ses quais… et sa méga-librairie. Une halte dans un pub pour une authentique nourriture britannique acheva de me requinquer. Rentré en mes pénates, je venais de terminer diverses corrections et retouches sur des couvertures, quand le téléphone portable sonna… Un ami de très longue date était de passage inopiné et pouvais-je le voir ? Ni une ni deux, je descendis à la gare et passais la fin de la journée avec lui, à discuter de livres numériques et de bande dessinée sous un soleil caressant. Dans un moment, je vais repartir, pour Toulouse, afin d’aider à tenir le stand apparemment immense des Indés de l’imaginaire au salon TGS SPringBreak, et la semaine prochaine retour annoncé d’un épisode de rythme mesuré, avec visite parentale pour faire le jardin — nouvelle étape de mon installation.

#2457

Ayant longtemps eu des « colocataires », qui géraient en aimables tyrans la chaîne hifi, je me suis habitué à avoir en quelque sorte mon DJ à domicile et ne me suis jamais vraiment fait, depuis le retour de la vie en solo, au fait de devoir effectuer de nouveau mes propres choix musicaux, dans ma CDthèque pourtant assez massive. J’ai donc énormément recours à la station Fip pour me fournir un fond musical agréable et inattendu. Fond qui cette nuit insomniaque, alors que je prenais une douche, m’a fourni une non moins inattendue madeleine new-yorkaise.

Je n’avais pas éteint Fip et j’avais omis d’allumer les lampes principales de la salle de bain, je me suis alors souvenu de la salle de douche du Pod Hotel dans Midtown Manhattan, sa pénombre chaude et en musique d’ambiance un peu de Gainsbourg… Et quand je suis sorti de la douche, Gainsbourg susurrait effectivement sur les ondes de Fip…

#2455

J’avais déjà cette vertigineuse impression de rupture lorsque j’étais môme : d’un coup, sans transition, l’on passait de jours sans fin à jouer dans le parc de la maison de Saint-Brévin, à aller à la plage, à laisser courir nos doigts sur l’écorce des pins, à cueillir des asperges sauvages, à lire des Philippe Ébly ou des Fantômette à l’ombre frêle des mimosas… aux jours d’école, le retour à la maussade normalité. Un jour, la vie quotidienne signifiait chants d’oiseaux de l’autre côté du volet (et sûrement ces oiseaux ne chantaient qu’ici), et un autre jour, le lendemain, tout cela n’appartenait qu’au passé. À chaque vacances la même rupture — et oh le bonheur, le soulagement, de revenir à Saint-Brévin la fois suivante, sortir de la voiture en arrivant, être sous les pins, fouler le sol sablonneux à l’herbe rêche, chercher du regard les petites fleurs jaune et noir dont je m’étais presque persuadé qu’elles ne poussaient que là.

Un peu plus tard, j’eus cette sensation de rupture à chaque convention. À l’époque, la convention nationale de science-fiction représentait l’un des sommets de mon année, avec la Braderie de Lille. Deux moments magiques, bien à moi, avec des copains et copines en vois-tu en voilà, seulement quelques jours qui lorsque l’on s’y trouvent semblent constituer une évidence, une réalité stable, et qui pourtant sans transition n’appartiennent plus qu’au passé, le cœur un peu lourd dans le train du retour, les oreilles tintant encore de toutes ces voix.

Partir de Lyon me fit le même effet. Un jour il s’agissait de mon quotidien, aux sillons creusés profonds, si familier, devenu presque un peu étouffant, rassurant cependant, « chez moi ». Et  soudain : Lyon lointain, tout entier dans le passé. Avec pourtant cette fois bel et bien une sensation de transition — le long voyage dans le noir de la nuit, à bord de la camionnette, Julien au volant, les chattes silencieuses à l’arrière, l’impression d’un long tunnel nocturne, traverser des solitudes naturelles, et l’épais brouillard du plateau de Millevaches. De l’autre côté : une nouvelle maison, tout le réseau des habitudes et des relations à recréer, et derrière moi, vingt-huit années de vie lyonnaise, maintenant devenues un « pays étranger » comme le disait L. P. Hartley du passé.

#2454

Retour du Salon du Livre, donc. Rien que le nom m’amuse : le « Salon du Livre », sans indication de ville, quelle arrogance bien parisienne. Et quel souvenir garder d’un tel événement, j’allais écrire: « d’une telle bousculade » ? Car c’est le premier sentiment que je retiens, celui d’un maelstrom, de cinq jours de presse (au sens ancien de « foule » et non à celui de « journalistes », hélas, qui sont les grands absents de cette grand-messe, en tout cas en ce qui concerne ma maison d’édition), d’un stimuli intense (beaucoup de bruit et beaucoup de monde, quoi), d’une opération de relation publique continue… mais aussi, le sentiment d’une sympathie formidable (les Indés) et d’une sorte de réunion de famille (le milieu SF). La situation du stand étant ce qu’elle est, je me suis souvent placé au dehors, dans l’allée, et contemplé par moments avec un regard un peu extérieur toute cette agitation, qui me laisse encore passablement incrédule — et fier, la fierté de faire partie des Indés de l’Imaginaire, d’avoir construit tout cela, aussi bien la maison que ce collectif, et de me retrouver même dans cette position de « boss », comme diraient mes stagiaires, avec ce week-end là sous ma houlette rien moins qu’un employé et deux stagiaires, plus un fidèle collaborateur et bien entendu plusieurs auteurs. Dix années de labeur ont été nécessaires, oui, mais le résultat me semble plutôt chouette. Bien supérieur à la somme de tous mes efforts.

Quelques souvenirs fugaces ? Avoir été ému lorsqu’un jeune homme et une jeune fille sont venus du stand de je ne sais quel master d’édition, pour me dire que mon travail sur les Moutons électriques est leur principale source d’inspiration. Et de m’offrir le somptueux bouquin qu’ils ont produit pour leur diplôme. Avoir été fort amusé par une vieille bibliothécaire du genre caricatural (mince froncée et préjugés en bandoulière) qui croyait me faire des compliments en me disant que vraiment maintenant je publiais des livres sérieux, c’est bien, toute cette science-fiction (insérer ici une grimace) non vraiment, maintenant vous faite un travail remarquable (hum, dois-je m’inquiéter, deviendrai-je si chiant que cela ?). Amusé aussi par cette remarque en passant d’une ancienne responsable culturelle me disant une fois de plus qu’elle n’aime pas la science-fiction, alors que l’on parlait de Jaworski — cuistrerie et inculture, les deux mamelles de tant de ces gentils fonctionnaires (les bonnes intentions, les pavés, tout ça tout ça). Irrité par l’unique journaliste que j’ai vu, qui voulait m’interroger pour un site web obscur sur « pourquoi publier en province, quelle est la vie culturelle en province? », mais va mourir eh, c’est pas la « province » c’est la France, ça vit sur une île et ça croit faire preuve de curiosité intellectuelle, faut-il être sot pour en être à ce point de parisianisme.

Le reste ? Des copains, des amis, des auteurs que j’aime, de bons contacts, des lecteurs (-trices), un délicieux resto italien quelque part dans Vanves « pas loin du tout », la douceur de ceux qui m’hébergeaient, deux petites tristesses mais c’est la vie, un peu de ventes, Dionnet, Frémion (toujours un peu épaté d’être copain avec ces « célébrités »), une interview passionnante (Colin-Lehman pour Fiction), mes gentils stagiaires… Trop de métro, les jambes lourdes, globalement une « impression positive »… Et le soulagement de revenir en mon sweet home.

#2453

Deux mois déjà que je suis installé dans ma nouvelle vi(ll)e. Un phénomène qui m’amuse assez relève de ce que j’appelle faute de mieux ma « fausse amnésie ». Lorsque je sors, dans la rue, je ne connais pas une seule personne. Normal, me direz-vous, puisque effectivement je ne connais absolument personne ici — enfin si, une dizaine de copains à tout casser, mais c’est bien tout. Tandis qu’auparavant 28 années d’emplois et de circonstances successives avaient formé comme des strates géologiques, faisant que dans la rue je croisais des tas de gens que je reconnaissais — pas des relations, simplement des visages vus ici et là, d’anciens clients de la librairie, des habitants du quartier, des commerçants, etc etc. Toute une mince résille du réel, comme une toile diaphane de vagues reconnaissances, de familiarités floues et lointaines. Avec de temps en temps un « mauvais souvenir », la sale gueule d’un type que je n’aimais pas dans la clientèle de la librairie, par exemple. Autant d’accointances au moins visuelles qui créaient une tension inconsciente, et qu’ici je n’ai plus du tout. Comme si, tout soudain, j’avais « oublié » mon passé — le déracinement complet. Pour l’instant j’en ressens comme un curieux soulagement, une impression de liberté accrue. Non que je ne regrette pas diverses relations et connaissances lyonnaises, notez bien — des tas de gens que j’aime et qui vont forcément me manquer. Mais le réseau fantôme des visages vaguement connus, déjà croisés, déjà enregistrés, semble décharger mon inconscient de la lassitude d’un ordinaire calcifié, étouffant. Au point que je m’amuse d’impressions fugitives de reconnaissance — tout à l’heure encore j’ai croisé de plus ou moins sosies de Karim Berrouka, de la mère de Jérôme M. ou bien encore de telle autre personne… comme si mon cerveau, surpris de ne pas reconnaître, cherchait des repères. Il ne les trouve pas et cela m’insuffle une agréable sensation de fraîcheur, de légèreté.