#2424

Déménager est une affaire pénible, lourde, compliquée — mais de tout cela ce qui me pesait vraiment, c’était la gestion féline. Le véto m’avait d’ailleurs vendu une drogue pour les calmer durant le voyage, que je ne me suis finalement pas résolu à leur administrer : difficile à préparer et à donner (ils n’ont pas de chats, les gens qui fabriquent ce truc ?), et je craignais un peu de les rendre patraques. Mon inquiétude s’est avérée infondée, d’ailleurs : chacune des trois petites bêtes est rentrée docilement dans sa boîte, elles ont un peu miaouté au début, à l’arrière de la camionnette puis, comme me le disait la veille mon ami Olivier, les félins ont cette capacité étonnante à se « mettre en veille », ce qu’elles firent jusqu’à ce qu’à l’arrivée je les relâche dans ma chambre, dûment préparée pour les accueillir. Elles n’avaient pas sommeil, forcément, après 7h de dodo routier, tandis que Julien et moi bravions la nuit hivernale, les phares aléatoires, le brouillard du plateau de Millevaches et autres joyeusetés d’une traversée de la France dans sa largeur semi-sauvage et en tout cas limousine (ce qui est certainement synonyme). Elles m’empêchèrent donc de dormir, explorant toute la chambre, plus curieuses qu’inquiètes.

Le lendemain midi, après le départ des déménageurs, ce fut la libération. Et la grosse Jabule de m’étonner par son esprit d’aventure, explorant avec un plaisir manifeste les coins et recoins (j’adore l’expression anglaise pour cela, les « nooks and crannies »), bondissant de carton en carton, passant d’une pièce à l’autre, montant et descendant l’escalier, tout autant que la jeune et curieuse Mandou. Moins hardie fut la noire Carmilla, qui du haut de l’escalier m’appela au secours d’une petite voix bêlante, genre « viens me chercher j’ai peuuur ». Les marches creuses lui inspiraient la plus grande crainte, je descendis donc la bestiole deux matinées de suite — avant qu’enfin, d’abord pour monter, puis finalement pour descendre aussi, elle ne se fasse au terrible colimaçon.

Sinon, elles s’habituèrent tout de suite, et semblent ressentir une certaine aisance, une réelle appréciation des dimensions de leur nouvelle demeure. Au point qu’alors qu’avant, dans le trop « cramped » deux-quat’-cinq, elles me serraient jour et nuit, les voici maintenant plus autonomes, vivant leur vie. Le spectacle de la terrasse et, plus encore, de la rue, les fascine, je les retrouve même le soir juchées à tour de rôle sur les cartons devant la fenêtre du bureau, sentinelle kawaï en contre-jour de l’orangé de l’impasse. Ah tiens, un bruit que je n’ai pas cité hier : celui des pas des chattes sur le plancher du salon, à la fois petit grincement et glissement, sans parler des fois où elles se coursent dans un grand chuintement.

#2423

Expérience intime : les sons. Après 25 années dans le même appartement, dans la même ville, la première découverte du nouvel environnement passe par les bruits, cette sphère domestique, quotidienne, presque invisible, qui constitue le cocon sonore d’une existence. Les voisins, par exemple : rien en haut, rien en bas, — je n’avais jamais habité en rez-de-chaussée —, juste quelques brefs tapotements dominicaux venus de la gauche, et surtout, les soirs, le grommellement indistinct du téléviseur de la vieille dame, à droite, dont les propriétaires m’avaient prévenus qu’elle est assez sourde. Le grelot de son téléphone, aussi, deux fois ou trois. Par rapport au « deux quat’ cinq », tout de même, que de silence. La maison, grande selon moi, s’emplit sous ses hauts plafonds d’une charge neutre, légère, d’une absence ouatée : presque pas de bruit. De temps à autre, un craquement provenant de la porte vitrée du salon. C’est tout. Du dehors, deux choses : le train et la pluie. Une voie ferrée se situe non loin, à l’entrée de l’impasse — tropisme ferroviaire, écrivais-je l’autre jour. Une trompe parfois retenti, que je ne peux m’empêcher de trouver très séduisante, comme un appel au voyage. Et le roulement d’un train, tou-doum tou-doum tou-doum, qui certaines fois, selon l’heure et le sens du vent, monte de la tranchée jusqu’à l’impasse, ce pourrait être une gêne mais que nenni, ce grondement me semble curieusement rassurant, familier, tel un ronronnement de plaisir qu’émettrait la ville, affirmant ainsi sa présence. La pluie, enfin. Bordeaux est ville pluvieuse, il ne s’agit pas là d’une grande découverte, et puis à cette saison, rien d’étonnant. Là-haut, dans ma chambre, je m’endors au son de caisse claire des doigts d’eau martelant la vasistas. Dans le bureau, je regarde les gouttes exploser sur le macadam luisant. Dans le salon, c’est sur la terrasse de pierre qu’elles font leur percussion. Rien que de très ordinaire mais si neuf pour moi, plus près des éléments que dans mon vieil appartement. Ah si, une dernière chose : le soir, au-dessus de la buanderie, le grattement des pattes de pigeons, marchant sur les tuiles.

#2422

Dans le bureau s’élève soudain une voix virile : « I’m Captain James T. Kirk of the USS Enterprise ». La petite chatte vient de marcher sur un vieux porte-clefs, dans un carton… Et c’est qu’il y en a, des cartons, dans le bureau. Une situation qui a mon grand dam devrait hélas durer quelques mois, le temps pour moi de commander, recevoir et monter les bibliothèques nécessaires pour en couvrir les murs. En attendant, cette pièce demeure la seule encore envahie par cette encombrante armée marronnasse. Me voici arrivé à Bordeaux il y a une semaine et un jour, et, au terme d’un combat épuisant, le chaos a reculé presque partout. Heureux est le capitaine, quoique passablement las.

#2421

Tout est à découvrir. Exultante et amusante perspective que la reconstruction d’un quotidien, en d’autres lieux, sous d’autres latitudes. Les premiers jours furent ceux de l’aménagement, déballage, tri, construction de bibliothèques, décisions de rangement et d’organisation. Puis est venu le temps des premières expéditions dans la jungle de pierre blonde, là, dehors : la première fois au supermarché d’à côté, la première fois à se rendre jusqu’au centre ville, la première fois au marché… Les yeux écarquillés, le cœur léger, tout est neuf, nouveau monde, nouveaux repères.

#2420

Après la période des dernières fois, celle des premières fois. Quoique je sois encore bien peu sorti de mon nouveau logis bordelais, occupé que je suis à tenter d’organiser un tantinet le chaos des montagnes de cartons. Et puis, la fatigue pèse lourd, je suis perclus de douleurs et de lassitude physique. Mais le cœur est léger, forcément, très léger, et la tête exaltée, des bulles de plaisir viennent éclater doucement, tout doucement, contre les parois de mes perceptions. Je ne réalise pas encore tout à fait, me trouve encore un peu « bipolaire » entre la charge de mes souvenirs de Lyon et cette soudaine arrivée à Bordeaux. Pour que je m’y fasse, il me faut tout d’abord ranger, aménager, et peu à peu parviendrai-je à « comprendre » que Bordelais je suis — la résultante d’un très, très vieux rêve : j’avais fait mes études à Bordeaux et m’étais toujours promis, vaguement, dans ma tête, qu’un jour j’y reviendrai, que « devenu vieux » je trouverai à vivre dans une échoppe bordelaise traditionnelle (nom des petites maisons basses en pierre, du gascon mal traduit « choppa »). Le genre de promesses que l’on se fait à soi-même et auxquelles on ne croit pas vraiment, juste un souhait… Enfin réalisé.

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Photo © Justin Dingwall.